— Je doute que vous sachiez quoi que ce soit de la sorte, l’a interrompu Julian.
— Eh bien, monsieur le Président, je dispose de déclarations sous serment d’un Officier du Dominion, le major Lampret, qui était affecté à votre unité durant la campagne du Saguenay et atteste cette accusation.
— C’est donc une accusation ? Mais je ne pense pas que vous devriez prendre vraiment au sérieux le major Lampret. Il s’est lamentablement acquitté de son devoir au combat.
— Peut-être, ou peut-être a-t-il été diffamé par des officiers jaloux. Ce que je veux dire, monsieur le Président, c’est que votre foi a été contestée dans certains cercles et qu’il pourrait être sage de manifester publiquement votre confiance dans le Dominion.
— Et si je le fais, si je publie un communiqué flagorneur, M me Calyxa Hazzard sera-t-elle débarrassée de cette Ordonnance ecclésiastique ?
— Cela reste à voir. Je pense que les chances sont bonnes.
— Mais l’Ordonnance reste en vigueur jusqu’à ce que j’effectue ce geste ? »
Le diacre Hollingshead était assez avisé pour ne pas confirmer formellement une menace. « En ce qui nous concerne, M me Hazzard peut rester dans l’enceinte du domaine présidentiel jusqu’à ce que son enfant arrive à terme et qu’un procès puisse être organisé.
— Vous tenez à un procès !
— Les preuves à son encontre sont solides… elles justifient une audition.
— Un procès, et ensuite ? Vous envisagez vraiment de la mettre en prison ?
— D’après les renseignements que nous avons pu obtenir, a dit Hollingshead, ce ne serait pas son premier séjour derrière les barreaux. »
Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite… je n’arrivais à penser qu’à Calyxa et n’ai pu me retenir de sauter à la gorge du diacre qu’au prix d’un gros effort de volonté. Hollingshead était un homme imposant que je n’aurais peut-être pas réussi à étrangler, mais j’aurais eu grand plaisir à essayer et y ai beaucoup pensé.
Julian a écourté la réunion et demandé à un garde républicain de reconduire hors du domaine le diacre Hollingshead et son scribe. Il m’a ensuite recommandé de respirer à fond, si je ne voulais pas exploser comme un Dépoteur plongeur.
« Il a l’intention de maintenir l’Ordonnance sur Calyxa ! ai-je protesté.
— À ce qu’il dit. Mais elle est en sécurité pour le moment, Adam, et nous avons suffisamment de temps pour mettre une stratégie au point.
— Une stratégie !… Ça m’a l’air un peu léger ! C’est comme s’il la tenait en otage !
— Exactement : il veut qu’elle soit son otage, et même si je capitule, je pense qu’elle le restera, comme garante de ma conduite.
— À quoi sert une stratégie, dans ce cas ?
— De toute évidence », a répondu Julian en tirant sur sa barbe blonde, ce qui a fait danser au même rythme la cicatrice sur sa joue, « il nous faut nous-mêmes prendre un otage. »
J’ignorais ce qu’il entendait par là et il n’a pas voulu me l’expliquer. Il m’a demandé de garder secrets les détails de cette rencontre (surtout vis-à-vis de Calyxa) jusqu’à ce qu’il eût résolu certains points sur la manière de procéder. Il m’a affirmé être déterminé à faire abroger l’Ordonnance et assuré que Calyxa ne courrait aucun danger.
J’ai essayé très fort de le croire.
Le 1 er janvier 2175, un détachement de Gardes républicains a cerné le vieux bâtiment sur la Cinquième Avenue dans lequel le Dominion entreposait les anciens livres et documents interdits. Il en a expulsé manu militari le conservateur et son équipe avant de prendre possession des lieux. Par un décret officiel publié dans l’édition du jour du Spark et d’autres quotidiens new-yorkais, Julian a annoncé que des « problèmes de sécurité » avaient rendu nécessaire de « fédéraliser » les Archives du Dominion. « Bien que dignes de louanges, les efforts du Dominion pour protéger le public des erreurs des Profanes de l’Ancien Temps en fermant les portes de cette grande Bibliothèque sont devenus stériles en notre époque moderne où la connaissance elle-même est une arme de guerre, a-t-il écrit. J’ai donc ordonné à l’armée de prendre le contrôle de cette institution, et le moment venu de la rendre accessible aux spécialistes tant civils que militaires, afin d’assurer de manière indéfectible le succès et la prospérité des États-Unis. »
Nous avions notre contre-otage, autrement dit, sauf qu’il s’agissait d’un bâtiment et non d’une personne.
Le lendemain, Hollingshead a expédié par messager à Julian une violente protestation sur papier à en-tête du Dominion. Julian l’a lue avec le sourire, puis l’a froissée et lancée par-dessus son épaule.
Bien que je les eusse surtout passés sur le domaine du palais présidentiel et dans des conditions perturbantes, les mois de Noël à Pâques ont été heureux à bien des égards.
En premier lieu parce que je pouvais rester auprès de Calyxa. L’Ordonnance ecclésiastique, toujours en vigueur, l’empêchait de quitter le domaine, mais sa grossesse aurait de toute manière grandement limité ses déplacements. Julian nous avait de surcroît promis qu’il la protégerait des hommes de main du Dominion et qu’elle recevrait les meilleurs soins des médecins de la classe eupatridienne.
Je travaillais dans le même temps au roman promis à M. John Hungerford, l’éditeur du Spark. Je m’étais décidé à lui donner comme titre Un garçon de l’Ouest sur l’Océan, ou : Perdu et Retrouvé dans le Pacifique. J’avais en partie suivi le conseil donné par Theodore Dornwood après la bataille de Mascouche, « écrire ce qu’on connaît », aussi mon héros était-il un jeune homme qui me ressemblait beaucoup, bien qu’un peu plus ingénu et plus confiant. Le récit parlait toutefois principalement d’îles du Pacifique, de pirates et d’aventures maritimes en général. Pour ces passages, j’ai puisé dans ce que j’avais appris de la navigation à bord du Basilisk tout en empruntant largement à l’œuvre de Charles Curtis Easton, dont les histoires m’avaient enseigné tout ce que je connaissais sur la piraterie asiatique.
Le livre, qui a été très agréable à écrire, m’a paru à la fois bon et original, même si ce qu’il avait d’original n’était pas forcément bon et ce qu’il avait de bon n’était pas toujours original. M. Hungerford a trouvé à son goût les chapitres que je lui ai montrés et affirmé que le produit fini se vendrait sans doute comme des petits pains, « étant donné le goût du public pour ce genre de choses ».
Le matin, j’écrivais en général jusqu’au déjeuner, que je prenais avec Calyxa avant de sortir marcher, histoire de prendre de l’exercice, parfois dans les rues de Manhattan, mais le plus souvent dans les jardins du palais, puisque le temps devenait plus clément. L’ancien « Parc », comme l’appelaient encore certains des jardiniers, regorgeait de bizarreries qui éveillaient l’intérêt du flâneur, telle cette vieille Girafe mâle, dernière descendante d’une famille de ces improbables créatures offerte par un Premier ministre africain à l’époque des Présidents Pieux. L’animal, qu’on laissait déambuler à sa guise, mangeait les feuilles des arbres et le foin au grenier des écuries. Mieux valait ne pas trop en approcher, car son mauvais caractère l’incitait à charger quiconque l’importunait. Mais de loin, son aspect misérable et son irascibilité devenaient moins apparents, aussi était-il magnifique. Il appréciait particulièrement la Pelouse aux Statues et cela me fascinait de le voir rester à l’ombre de l’aiguille de Cléopâtre ou à côté de la torche en cuivre du Colosse de la Liberté comme s’il s’attendait à voir pousser dessus des plantes vertes et comestibles, ce qui ne s’est bien évidemment jamais produit.
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