— Vous l’appelez ?
— Oui. Il n’y a pas possibilité d’établir le contact.
— Envoyez-lui un grand stop.
Les techniciens s’agitaient à leur pupitre. Deux, trois, quatre fois, des ruisselets de lumière coururent sous leurs doigts.
— Il ne répond pas, Commandant.
« Pourquoi ne décolle-t-il pas ? se demandait Rohan qui ne parvenait pas à comprendre cela. Ne veut-il pas admettre son échec ? Horpach ! ! Quelle absurdité ! Mais il a bougé … À présent ! À présent il va donner l’ordre ! »
Mais l’astronavigateur n’avait fait que reculer d’un pas.
— Kronotos ?
Le cybernéticien s’approcha.
— Je suis là, Monsieur.
— Qu’ont-ils pu lui faire ?
Rohan fut frappé par cette façon de parler : « ils », avait dit Horpach, comme s’il avait vraiment eu affaire à un adversaire pensant.
— Les circuits automatiques comportent des cryotrons, dit Kronotos. (Et l’on sentait que ce qu’il allait dire ne serait que simple supposition) La température s’est élevée, ils ont perdu leur supraconductivité …
— Vous le savez, docteur, ou vous cherchez à deviner ? demanda l’astronavigateur.
C’était une étrange conversation, car tous continuaient à fixer l’écran, devant eux, où l’on voyait déjà, sans l’intermédiaire de la sonde, Le Cyclope qui se déplaçait d’un mouvement coulé, pas tout à fait sûr pourtant, car il déviait parfois de sa route, comme s’il ne savait pas quelle direction suivre. Plusieurs fois de suite, il tira sur la sonde qui ne servait plus à rien, avant de parvenir à l’atteindre. Ils la virent tomber comme une fusée brillante.
— La seule chose que je puisse supposer, c’est que c’est une question de résonance, dit après une courte hésitation le cybernéticien. Si leur champ a coïncidé avec la tendance auto-excitatrice du cerveau …
— Et le champ de force ?
— Le champ de force ne fait pas écran à un champ électromagnétique.
— Dommage, remarqua sèchement l’astronavigateur.
La tension diminuait lentement, car à présent il était déjà clair que Le Cyclope ne se dirigeait pas vers le vaisseau mère. La distance entre eux, très faible l’instant d’avant, commençait à croître. La machine échappée au contrôle des hommes partait dans l’immense étendue du désert septentrional.
— L’ingénieur en chef me remplace, dit Horpach. Quant à vous, messieurs, je vous prie de descendre avec moi.
CHAPITRE IX
LA TRÈS LONGUE NUIT
Le froid réveilla Rohan. À demi conscient, il se recroquevilla sous sa couverture, pressant le drap contre son visage. Il cherchait à se protéger la figure avec ses mains, mais le froid qui le gagnait empirait d’instant en instant. Il savait qu’il devait se réveiller complètement et pourtant il retardait encore ce moment, sans savoir pourquoi. Brusquement, il s’assit sur sa couchette dans l’obscurité la plus totale. Il reçut le souffle glacial en plein visage. Il se leva à tâtons et, tout en jurant entre ses dents, chercha le climatiseur. Il avait eu si chaud, au moment de se coucher, qu’il avait mis le bouton en plein sur le froid.
L’air de la petite cabine se réchauffait peu à peu, mais à présent, assis sous sa couverture, il ne pouvait plus se rendormir. Il regarda le cadran phosphorescent de sa pendulette — il était trois heures, heure du bord. « Une fois de plus, seulement trois heures de sommeil ! » se dit-il avec colère. Il continuait à avoir froid. La conférence avait duré longtemps, ils s’étaient séparés peu avant minuit. « Tant de parlotes pour rien ! » avait-il pensé.
À présent, dans les ténèbres qui l’entouraient, il aurait donné n’importe quoi pour être de retour à la Base, ne rien savoir de cette maudite Régis III, de son cauchemar sans vie, doué de l’ingéniosité des choses inertes. La majorité des stratèges avait conseillé de se mettre en orbite ; seuls, dès le début, l’ingénieur et le physicien en chef avaient penché du côté de Horpach qui soutenait qu’il fallait rester aussi longtemps que ce serait possible. La chance de retrouver les quatre hommes disparus du groupe de Regnar était peut-être de un pour cent mille ou moins encore. S’ils n’étaient déjà pas morts précédemment, seul un éloignement considérable du lieu du combat avait pu les sauver de l’enfer atomique. Rohan aurait beaucoup donné pour savoir si l’astronavigateur n’avait pas décollé uniquement à cause d’eux ou si d’autres considérations n’avaient pas joué. Ici, tout se présentait autrement que cela ne le ferait, exposé en termes secs dans un rapport, à la lumière calme de la Base, où il faudrait dire que l’on avait perdu la moitié des machines de l’expédition, la principale arme — Le Cyclope avec son lance-antimatière, qui allait représenter désormais un danger supplémentaire pour tout vaisseau atterrissant sur la planète — , que les pertes en hommes s’élevaient à six tués et que, en outre, la moitié de l’équipage avait dû être hospitalisée et que ceux-ci seraient dorénavant incapables de voler, pendant des années et peut-être à jamais. Et qu’ayant perdu des hommes, des machines et le meilleur appareil, on s’était sauvé — car que pouvait être d’autre, à présent, le retour, si ce n’était une vulgaire fuite ? Une fuite devant de petits cristaux microscopiques, création de la petite planète désertique, tout ce qui restait de la civilisation des Lyriens que celle de la Terre avait depuis longtemps rattrapée ! Mais Horpach était-il homme à prendre pareilles considérations en compte ? Peut-être ne savait-il pas lui-même pourquoi il ne décollait pas ? Peut-être comptait-il sur quelque chose ? Mais sur quoi ?
Les biologistes disaient qu’il existait une chance de vaincre les insectes inanimés à l’aide de leur propre arme. Du moment que cette espèce évoluait — tel était leur raisonnement — on pouvait, pourquoi pas ? prendre en main la poursuite de cette évolution. Il fallait tout d’abord introduire, dans une quantité considérable de spécimens que l’on se procurerait, des mutations, des modifications héréditaires d’un type déterminé, qui, au cours de la reproduction, seraient transmises aux générations suivantes et rendraient inoffensive toute cette race cristalline. Cela devrait être une modification très particulière, de façon qu’elle puisse apporter un avantage immédiat et fasse en même temps que cette nouvelle espèce ou variété ait une sorte de talon d’Achille, un point faible où l’on puisse l’atteindre. Mais c’était bien là, justement, un bavardage type de théoriciens : ils n’avaient pas la moindre idée de ce que devrait être cette mutation, comment la mener à bien, comment se saisir d’une quantité considérable de ces maudits cristaux, sans s’engager dans un nouveau combat au cours duquel on risquait d’essuyer une défaite pire que celle de la veille. Et même si tout réussissait, combien de temps faudrait-il attendre les effets de cette évolution à venir ? Ni un jour ni une semaine ! Et alors ? Ils devraient tourner autour de Régis pendant un ou deux ans, peut-être pendant dix ans ? Tout cela n’avait pas le moindre sens.
Rohan eut l’impression qu’il avait exagéré avec le climatiseur : de nouveau, il faisait trop chaud. Il se leva, rejetant la couverture, se lava, s’habilla rapidement et sortit.
L’ascenseur n’était pas là. Il l’appela et, attendant dans la pénombre où tressaillaient les petites lumières du voyant, sentant dans sa tête tout le poids des nuits sans sommeil et des journées pleines de tension, il se mit à écouter le silence nocturne du vaisseau, à travers la rumeur de son sang qui battait à ses tempes. Parfois, il y avait un gargouillement dans les tuyauteries invisibles ; des étages inférieurs montait le ronronnement étouffé des propulseurs travaillant à vide, car ils étaient toujours prêts à prendre le départ à tout instant. Un souffle d’air sec à goût métallique montait du puits vertical, de part et d’autre de la plate-forme sur laquelle il se tenait. Les portes s’ouvrirent, il entra dans la cabine. Il descendit au huitième niveau. Ici, le corridor tournait, suivant la paroi du blindage principal, éclairée par une file de petites lampes bleues. Il avançait, levant automatiquement les pieds au bon endroit, lorsqu’il franchissait les seuils surélevés des caissons hermétiques. Enfin, il aperçut les ombres des hommes qui étaient de service au réacteur principal. Le lieu était sombre ; seuls quelques cadrans brillaient sur les tableaux. Les hommes étaient assis en dessous, dans des fauteuils surbaissés.
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