— Ils sont morts, dit quelqu’un. (Rohan ne reconnut pas celui qui parlait.) Tu veux parier ? Dans un rayon de cinq milles, il y avait mille röntgens … Ils ne vivent plus. Tu peux être tranquille.
— Alors, pourquoi restons-nous ici ? grommela un autre.
(Non d’après sa place, mais à l’endroit qu’il occupait au contrôle gravimétrique, Rohan se rendit compte que c’était Blank, le bosco.)
— Le vieux ne veut pas rentrer.
— Et toi, tu rentrerais ?
— Que peut-on faire d’autre ?
Il faisait chaud ici, et dans l’air s’élevait une odeur particulière, un parfum artificiel d’aiguilles de pin par lequel on s’efforçait, grâce aux climatiseurs, de camoufler la puanteur des plastiques échauffés lorsque les piles travaillaient, et des tôles de la carcasse blindée. Le résultat était un mélange qui ne ressemblait à rien d’autre, une fois qu’on s’était suffisamment éloigné du huitième niveau. Rohan se tenait debout, invisible pour les hommes assis, le dos appuyé au rembourrage de mousse de la cloison. Ce n’était pas qu’il se cachait : tout simplement, il n’avait pas envie de se mêler à cette conversation.
— Il s’approche peut-être, maintenant …, dit quelqu’un après un court silence.
Le visage de celui qui parlait apparut un instant tandis qu’il se penchait en avant, à moitié rose, à moitié jaune dans le reflet des lampes témoins ; on avait l’impression que la paroi du réacteur regardait les hommes recroquevillés à ses pieds. Rohan, comme tous les autres, devina immédiatement de quoi il était question.
— Nous avons le champ et le radar, rétorqua à contrecœur le bosco.
— Ça t’avancera beaucoup, le champ, lorsque le rayonnement s’élèvera à un billion d’ergs.
— Le radar ne le laissera pas passer.
— C’est à moi que tu dis ça ? Voyons, je le connais comme ma poche.
— Et alors quoi ?
— Quoi ? Il a un antiradar. Un système de brouillage …
— Un drôle de fou ! Nous voilà bien ! Tu étais au poste de pilotage ?
— Non, je n’y étais pas.
— Bon, mais moi, j’y étais. Dommage que tu n’aies pas vu tomber les sondes.
— Ça veut dire quoi, ça ? Qu’ils l’on réglé autrement ? Qu’il est déjà sous leur contrôle ?
« Ils disent tous « ils », se dit Rohan. Comme si c’étaient vraiment des créatures vivantes, douées de raison … »
— Du diable si les protons le savent ! Il paraît que seules ses transmissions sont déréglées.
— Alors pourquoi qu’il lutterait contre nous ?
Le silence tomba de nouveau.
— On ne sait pas où il est ? demanda celui qui n’avait pas été dans le poste de pilotage.
— Non. Le dernier rapport remonte à onze heures. Kralik me l’a dit. Ils l’ont vu qui tournait en rond dans le désert.
— Loin d’ici ?
— Eh quoi, tu as la trouille ? À quelque quatre-vingt-dix milles d’ici. Il ne faut même pas une heure pour parvenir jusqu’à lui. Ou peut-être moins.
— Ça suffit peut-être comme ça, de parler pour ne rien dire, non ? intervint le bosco Blank, d’une voix coléreuse.
Son profil anguleux apparut sur le fond lumineux des petits clignotants bariolés. Tous se turent.
Rohan fit doucement demi-tour et s’éloigna aussi silencieusement qu’il était venu. Sur son chemin, il passa devant deux laboratoires : dans le grand, les lumières étaient éteintes ; dans le petit, c’était allumé. Il voyait la lumière des lustres du plafond tomber obliquement dans le corridor. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur.
Autour de la table ronde, rien que des cybernéticiens et des physiciens : Jason, Kronotos, Sarner, Livin, Saurahan et quelqu’un encore qui, le dos tourné aux autres, dans l’ombre d’un panneau incliné, mettait au point le programme d’un grand cerveau électronique.
— … il y a deux solutions pour provoquer des réactions en chaîne, l’une annihilatrice, l’autre avec autodestruction. Toutes les autres sont organiques, disait Saurahan.
Rohan ne franchit pas le seuil. De nouveau, il se tenait là et écoutait sans se faire voir.
— La première solution avec réactions en chaîne consiste à mettre en action un processus qui se poursuivra de lui-même. Pour cela est nécessaire un lance-antimatière qui entrera dans le ravin et y restera.
— Il y en a déjà eu un …, fit remarquer quelqu’un.
— S’il ne possède pas de cerveau électronique, il peut fonctionner même si la température monte à plus d’un million de degrés. Il faut une arme en plasma ; le plasma ne craint pas les températures stellaires. Le nuage se comportera comme il l’a déjà fait. Il s’efforcera d’étouffer la machine, d’entrer en résonance avec les circuits de commande, mais il n’y aura pas de circuits, rien qu’une réaction infranucléaire. Plus il y aura de matière qui entrera en réaction, plus celle-ci sera violente. De la sorte, on peut attirer en un seul endroit et annihiler toute la nécrosphère de la planète …
« La nécrosphère ? … se demanda Rohan. Ah ! ah ! évidemment, puisque ces cristaux sont morts. Rien de mieux que les savants ! Ils sont toujours prêts à inventer quelque joli mot … »
— Ce qui me plaît le plus, c’est la variante avec auto-annihilation, dit Jason. Mais comment vous représentez-vous cela ?
— Eh bien, cela consisterait à provoquer tout d’abord la constitution de deux grands « cerveaux-nuages » bien consolidés, et ensuite à les faire se heurter l’un contre l’autre ; le procédé vise à faire que chaque nuage vienne à considérer l’autre comme son concurrent dans la lutte pour la vie …
— Je comprends, mais comment » pensez-vous y parvenir ?
— Ce n’est pas facile, mais faisable dans le cas où un nuage n’est qu’un pseudo-cerveau et ne possède donc pas la capacité de raisonner …
— La variante organique est pourtant la plus sûre, avec baisse de la moyenne du rayonnement émis …, dit Sarner. Il suffirait de quatre charges d’hydrogène, de cinquante à cent mégatonnes pour chaque hémisphère, au total pas tout à fait huit cents … Les eaux océaniques, en s’évaporant, augmenteront le volume des nuages de vapeur d’eau, l’albédo augmentera et les symbiotes fixés au sol ne pourront leur fournir le minimum d’énergie nécessaire à leur multiplication …
— Le calcul est fondé sur des données incertaines, protesta Jason.
Voyant qu’une querelle de spécialistes allait commencer, Rohan s’éloigna de la porte et s’en fut, poursuivant son chemin.
Au lieu de gagner l’ascenseur, il emprunta l’escalier de fer en colimaçon que normalement personne n’utilisait. Il passa tour à tour sur les paliers des niveaux de plus en plus élevés. Il vit comment, dans le hall des réparations, l’équipe de De Vries s’affairait, avec ses arcs à souder aveuglants, autour des grands arcticiens immobiles. Il aperçut de loin les hublots de l’infirmerie où brûlaient des lumières mauves, voilées. Un médecin passa silencieusement dans le corridor, suivi d’un automate auxiliaire qui portait un assortiment complet d’instruments étincelants. Il passa devant les mess vides et obscurs, les locaux du club, la bibliothèque, enfin il parvint à son propre étage. Il passa à côté de la cabine de l’astronavigateur et s’arrêta à un pas de la porte, comme s’il voulait écouter ce qui se passait chez celui-ci, aussi. Pas le moindre bruit ni le moindre rai de lumière ne filtrait sous le panneau lisse de la porte, et les hublots ronds étaient hermétiquement fermés, leurs vis à tête de cuivre serrées à fond.
Ce ne fut que dans sa cabine qu’il ressentit de nouveau la fatigue. Ses épaules s’affaissèrent, il s’assit lourdement sur sa couchette, se déchaussa et s’appuya contre les coussins, la nuque sur ses poignets croisés. Assis de la sorte, il regardait le plafond bas, faiblement éclairé par la lampe de chevet, où une crevasse de la peinture laquée courait, coupant en deux sa surface bleue.
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