Les techniciens qui surveillaient la télésonde durent l’écarter du champ de bataille et la faire monter de quatre kilomètres. Ce ne fut qu’à cette altitude qu’elle sortit de la zone des violents courants atmosphériques provoqués par les explosions incessantes. On ne voyait plus les pics enserrant le ravin, les pentes velues ni même le nuage noir qui s’y était engouffré. L’écran était rempli par des pans bouillonnants de feu et de fumée, cernés par les paraboles des débris incandescents. Les micros acoustiques de la sonde transmettaient sans interruption un grondement tantôt faible, tantôt fort, comme si une grande partie du continent était secouée par un tremblement de terre.
Que ce combat insensé ne prît pas fin était stupéfiant. Au bout d’une quarantaine de secondes, le fond du ravin et tout le pourtour du Cyclope avaient dû atteindre la température de fusion ; les rochers s’affaissaient, s’écroulaient, se transformaient en laves et l’on voyait déjà nettement le torrent d’un écarlate brillant qui commençait à se frayer un chemin vers le débouché du ravin, à quelques kilomètres du centre du combat. Horpach se demanda un instant si les interrupteurs électroniques du lance-antimatière ne s’étaient pas coincés, car il semblait impossible que le nuage continuât d’attaquer un adversaire qui l’anéantissait à un tel point. Ce qui apparut sur l’écran prouva qu’il se trompait, lorsque, à la suite d’un nouvel ordre, la sonde s’éleva plus haut encore, atteignant ainsi la limite de la troposphère.
À présent, le champ de vision embrassait environ quarante kilomètres carrés. Dans le terrain labouré du ravin, un étrange mouvement commençait. À un rythme apparemment lent — ce qui était uniquement dû à la distance du point d’observation — émergeaient sans cesse des pentes rocheuses recouvertes de coulures noires, des affaissements et des cavernes, des volutes et des volutes sombres qui montaient verticalement, se rejoignaient et se dirigeaient vers le cœur du combat. Pendant plusieurs minutes, on put croire que les avalanches sombres se précipitant sans arrêt vers ce centre, écraseraient le feu atomique, l’étoufferaient et l’anéantiraient sous leur poids. Mais Horpach connaissait les réserves énergétiques du monstre que la main de l’homme avait construit.
Un grondement assourdissant qui ne s’atténua pas un seul instant remplit le poste de pilotage tandis que des flammes hautes de trois kilomètres foudroyaient le corps du nuage à l’attaque et commençaient à tourner lentement, formant une espèce de moulin incandescent ; l’air tremblait par masses entières et ployait sous la chaleur dont le foyer commença alors à se déplacer.
Le Cyclope, pour des raisons inconnues, s’était mis en marche à reculons et, sans cesser un instant le combat, il reculait lentement vers l’entrée de la gorge. Peut-être son cerveau électronique tenait-il compte de la possibilité d’un effondrement des parois rocheuses sur la machine, sous l’action des explosions atomiques ; cela aurait gêné sa liberté de manœuvre, bien qu’elle eût pu sortir indemne de dessous un pareil poids. Le fait était là : Le Cyclope, tout en combattant, s’efforçait de gagner un terrain plus dégagé, on ne voyait plus, dans les remous bouillonnants, ce qui était le feu de son arme, ou la fumée de l’incendie, ou des lambeaux de nuage, ou les décombres des pics rocheux qui s’effondraient.
Il semblait que le cataclysme avait atteint son point culminant. L’instant suivant, il se produisit pourtant quelque chose d’incroyable. L’image s’enflamma, devint d’une blancheur à blesser les yeux, se recouvrit d’une éruption de milliards d’explosions et, dans un nouvel apport d’antimatière, tout fut anéanti de ce qui constituait le milieu où se mouvait Le Cyclope : l’air, les débris, la vapeur, les gaz et les fumées ; tout cela, transformé en rayonnement le plus dur, après avoir fendu en deux le ravin, enferma le nuage, sur un rayon de deux kilomètres, dans les tenailles de l’annihilation et s’éleva dans les airs, comme projeté par une catastrophe qui aurait ravagé le cœur même de la planète.
L’Invincible, qui était distant de soixante-dix kilomètres de l’épicentre de cette effroyable explosion, oscilla sur sa base ; les vagues sismiques passèrent sur le désert, les transporteurs et les ergorobots de l’expédition, groupés sous la rampe, furent déplacés ; quelques minutes plus tard, un vent hurlant descendit des montagnes, brûla de sa chaleur le visage de ceux qui cherchaient un abri sous les machines, et, après avoir soulevé un mur de sable tourbillonnant, s’éloigna dans le grand désert.
Un débris avait sans doute frappé la sonde de télévision, bien qu’elle se trouvât alors à treize kilomètres du centre du cataclysme. Le contact ne fut pas coupé, mais l’image devint nettement moins bonne, brouillée par de nombreux parasites. Une minute s’écoula. Lorsque les fumées se furent un peu dissipées, Rohan, aiguisant le regard, devina la phase suivante de la lutte.
Elle n’était pas achevée, comme il avait été prêt à le croire à l’instant. Si les attaquants avaient été des créatures humaines, le massacre qu’ils subissaient aurait sans doute contraint les rangs suivants à s’arrêter au seuil de l’enfer déchaîné. Mais le mort combattait le mort, le feu atomique ne s’était pas éteint, il avait simplement changé de forme et modifié la direction de l’attaque principale.
C’est alors que Rohan comprit pour la première fois — ou plutôt devina sans le formuler — à quoi avait dû ressembler jadis l’affrontement qui avait eu lieu sur la surface désertique de Régis III, lorsque certains robots en écrasaient et en mettaient d’autres en pièces ; quelles étaient les formes que revêtait l’évolution de ces espèces inanimées et ce que signifiaient au juste les mots de Lauda, lorsqu’il avait dit que les pseudo-insectes avaient vaincu parce qu’ils étaient les mieux adaptés. En même temps, quelque chose lui traversa l’esprit : dans le temps, quelque chose d’analogue avait dû se passer ici ; la mémoire inerte, indestructible, perpétuée grâce à l’énergie solaire dans chacun des petits cristaux, la mémoire du nuage comptant des billions d’éléments, devait comporter la connaissance de heurts semblables ; c’était précisément contre de pareils adversaires — des géants isolés, lourdement cuirassés, des mammouths atomiques de la famille des robots, que ces grains inanimés avaient dû combattre il y avait des centaines de siècles de cela — ces grains inanimés qui apparemment n’étaient rien face aux flammes qui détruisaient tout, aux explosions qui, en un instant, mettaient le feu aux roches. Ce qui leur avait permis de subsister et ce qui avait fait que les blindages des énormes monstres avaient été déchiquetés comme des chiffons rouillés, traînés à travers l’immense désert, ainsi que les squelettes des mécanismes électroniques jadis précis, enfouis à présent dans le sable, c’était — il en avait l’intuition — un courage incroyable, inqualifiable — si toutefois on pouvait parler de courage à propos des petits cristaux du nuage titanesque. Mais quel autre mot possédait-il pour qualifier cela ? … Car, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher d’admirer le nuage, en voyant qu’il continuait à combattre, en pensant à l’hécatombe qui l’avait décimé …
Car le nuage continuait d’attaquer. À présent, sur toute l’étendue visible de la hauteur de la sonde, c’était à peine si quelques pics — les plus hauts — émergeaient au-dessus de sa surface. Tout le reste, toute cette contrée de ravins, avait disparu, noyé sous des vagues noires qui affluaient concentriquement de tous les points de l’horizon, pour s’engouffrer dans les profondeurs de l’entonnoir de feu dont le centre était Le Cyclope, invisible sous le bouclier de chaleur frémissante. Cet assaut, payé apparemment de pertes immenses et insensées, n’était pourtant pas dépourvu de chances de succès.
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