Ce n’était pas par sentiment du devoir qu’il avait parcouru le vaisseau tout entier, pas davantage parce qu’il était curieux de connaître ce que disaient et comment vivaient les autres. Il avait tout simplement peur de ces heures nocturnes, car alors le poursuivaient des images qu’il ne voulait pas se rappeler. De tous ses souvenirs, le pire était celui de l’homme qu’il avait tué en tirant de près, afin que celui-ci n’en tuât pas d’autres. Il savait que s’il éteignait à présent, il reverrait une fois de plus cette scène, lorsque le fou, un vague sourire inconscient sur les lèvres, avançait en titubant, comme à la poursuite du canon qui tremblait dans sa main, comment il dépassait le corps sans bras couché sur les pierres.
Ce corps, c’était Jarg, Jarg qui était revenu pour mourir bêtement après avoir été miraculeusement sauvé ; une seconde plus tard, l’autre devait s’écrouler sur le cadavre, sa combinaison fumante déchiquetée sur la poitrine. C’était en vain qu’il avait essayé de chasser ce tableau qui se déroulait devant ses yeux en dépit de sa volonté. Il croyait sentir l’odeur de l’ozone, le recul brûlant de la crosse qu’il serrait alors de ses doigts suants ; il entendait aussi la plainte des hommes qu’ensuite, hors d’haleine, il avait traînés pour les attacher comme des gerbes de blé. À chaque fois, le visage tout proche, soudain aveugle, de l’homme brûlé, le frappait par son expression d’impuissance désespérée.
Quelque chose fit un bruit sourd : le livre qu’il avait commencé à lire alors qu’il était encore à la Base venait de tomber. Il avait marqué la page d’un signet blanc, mais il n’avait pas lu une seule ligne, car quand l’aurait-il fait ? Il s’installa plus confortablement. Il pensa aux stratèges qui élaboraient à présent des plans de destruction du nuage, et sa bouche se tordit en un sourire méprisant.
« Ça n’a pas le moindre sens, tout ça …, se dit-il. Ils veulent détruire … et à vrai dire, nous aussi, nous tous, nous voulons détruire cette chose, et pourtant nous ne sauverons personne en le faisant. Régis n’est pas habitée, l’homme n’a rien à chercher ici. D’où cette rage, alors ? C’est tout à fait comme si les autres avaient été tués par un orage ou un tremblement de terre. Aucune intention consciente, aucune pensée hostile ne se sont dressées sur notre route. Un processus inerte d’auto-organisation … est-ce que ça vaut la peine de gaspiller toutes nos forces et toute notre énergie afin d’anéantir cette chose, pour la seule raison que, tout d’abord, nous l’avions prise pour quelque ennemi à l’affût qui, en premier lieu, aurait attaqué Le Condor par traîtrise, pour s’en prendre ensuite à nous ? Combien de phénomènes semblables, stupéfiants, échappant à la compréhension humaine, le Cosmos ne renferme-t-il pas ? Est-ce que nous devons partout nous rendre avec cette énorme puissance dé destruction à bord de nos navires, afin de briser tout ce qui est contraire à notre façon de comprendre ? Comment l’ont-ils donc appelée ? Une « nécrosphère » ; mais alors, c’est aussi une nécro-évolution, une évolution de la matière non vivante. Peut-être les Lyriens auraient-ils eu leur mot à dire, car Régis III était dans leur rayon d’action, peut-être avaient-ils voulu la coloniser après que leurs astrophysiciens leur eurent annoncé que leur Soleil allait se transformer en nova … C’était peut-être pour eux la dernière chance … Si nous étions en pareille situation, évidemment que nous lutterions, évidemment que nous détruirions ces objets cristallins noirs … Mais comme ça ? … À une distance d’un parsec de la Base, éloignée elle-même de la Terre par tant d’années-lumière, au nom de quoi, au fait, sommes-nous ici, à perdre des hommes ? Pourquoi nos stratèges cherchent-ils en pleine nuit la meilleure méthode d’annihilation, alors que — voyons — il ne saurait même être question de vengeance … »
Si Horpach s’était trouvé à présent devant lui, il lui aurait dit tout cela. Combien cela est ridicule et en même temps fou, ce désir de faire payer pour la mort des camarades qui sont morts parce qu’on les a envoyés à cette mort … « Nous avons tout simplement été imprudents, nous avons trop fait confiance à nos lance-antimatière et à nos détecteurs, nous avons commis des erreurs et nous en supportons les conséquences. Nous seuls sommes coupables. »
— Il pensait ainsi, les yeux fermés dans la faible lumière, ses yeux qui le brûlaient comme si des grains de sable s’étaient glissés sous ses paupières. L’homme il le comprenait à présent sans l’aide de mots — ne s’est pas encore élevé à la hauteur voulue, n’a pas encore mérité d’accéder à l’attitude si fièrement appelée géocentrique. Tellement vantée depuis longtemps, elle ne consiste pas seulement à ne rechercher que des êtres semblables à soi-même et à ne comprendre que ceux-là, mais elle doit consister aussi à ne pas se mêler des affaires qui ne vous concernent pas, parce que non humaines. Conquérir le désert, bien sûr, pourquoi pas ? Mais ne pas attaquer ce qui existe, ce qui, au cours de millions d’années, a créé son propre équilibre, qui n’est tributaire de rien ni de personne, si ce n’est des forces de rayonnement et des forces des corps physiques. Et cet équilibre persistant est actif, agissant, ni pire ni meilleur que celui de ces composés albuminoïdes qui ont nom animal ou homme.
C’est ce Rohan-là, plein de cette omni compréhension galacticocentrique de toutes les formes existantes, que vint frapper — telle une aiguille transperçant les nerfs — le hurlement aigu et répété des sirènes d’alarme.
— Tout ce qu’il venait de penser, une seconde plus tôt, disparut, balayé par le bruit insistant qui remplissait tous les niveaux. L’instant d’après, il se précipitait dans le corridor, courait avec les autres au rythme lourd des pas fatigués, dans la chaude respiration des hommes. Avant même d’atteindre l’ascenseur, il sentit non par un de ses sens ou toute sa personne, mais comme par le corps du vaisseau dont il serait devenu une molécule — une secousse apparemment très faible et éloignée, mais qui se transmit à la coque du croiseur depuis le soutènement de la poupe jusqu’à la proue, un coup d’une force qu’on ne pouvait comparer à rien, coup que — et cela, il le sentit — quelque chose reçut et repoussa en souplesse, un quelque chose qui était encore plus gros que L’Invincible.
— C’est lui ! C’est lui ! entendait-on crier parmi les hommes qui couraient. Ils disparaissaient les uns après les autres dans les ascenseurs, les portes se refermaient avec un chuintement, les équipages dévalaient l’escalier en colimaçon, n’ayant pas le temps d’attendre leur tour. Alors, à travers les voix mêlées, les appels, les coups de sifflet des boscos, le signal répété de la sirène d’alarme et les piétinements, du niveau principal parvint une seconde secousse, silencieuse mais d’autant plus puissante, comme le heurt d’un second coup au but. Les lumières du corridor baissèrent puis reprirent leur éclat. Rohan n’avait jamais supposé que l’ascenseur pût aller aussi lentement. Il se tenait là, sans savoir qu’il continuait à appuyer de toutes ses forces sur le bouton et qu’à côté de lui, il n’y avait plus qu’un seul homme, le cybernéticien Livin. L’ascenseur s’arrêta et, alors qu’il en sautait, Rohan entendit le sifflement le plus ténu qu’on puisse imaginer, un sifflement dont les plus hautes harmoniques — il le savait — n’étaient plus perceptibles pour l’oreille humaine. C’était comme le gémissement de toutes les soudures au titane du croiseur. Il parvint à la porte du poste de pilotage au moment même où il comprit que L’Invincible venait de répondre au feu par le feu.
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