— Les autres. Je comprends. Bien.
— Mais il faut un plan. Un moyen, raisonnable …
— Nous avons été raisonnables jusqu’à présent, fit remarquer Horpach. Tu connais les résultats.
— Puis-je dire quelque chose ?
— Je t’écoute.
— J’ai été, cette nuit, au conseil de guerre des stratèges. C’est-à-dire que j’ai écouté … du reste, peu importe. Ils mettent au point diverses variantes en vue d’annihiler le nuage … mais le problème ne consiste pourtant pas à le détruire, mais tout simplement à retrouver ces quatre hommes. C’est pourquoi, si l’on se lance dans un massacre à l’aide d’antiprotons, et si l’on suppose que l’un d’eux est encore vivant, alors, il ne sortira plus d’un deuxième enfer de ce genre, c’est sûr et certain. Personne n’en sortirait. C’est impossible.
— C’est aussi ce que je pense, répondit d’une voix lente le commandant.
— Vous aussi, Monsieur ? C’est bien … mais alors ?
Horpach se taisait.
— Est-ce qu’ils … est-ce qu’ils ont trouvé une autre solution ?
— Eux ? … Non.
Rohan voulait demander encore quelque chose, mais il n’en eut pas le courage. Les mots moururent sur ses lèvres. Horpach le regardait, comme s’il attendait quelque chose. Mais Rohan ne savait rien — le commandant supposerait-il par hasard que lui, sans aide aucune, était parvenu à imaginer quelque chose de plus parfait que tous les savants, que les cybernéticiens et les stratèges, avec leurs cerveaux électroniques ? Ce serait absurde. Et pourtant, il le regardait patiemment. Ils se taisaient. Des gouttes d’eau tombaient régulièrement du robinet, avec un bruit particulièrement sonore dans le silence absolu. Et de ce silence entre eux prit naissance quelque chose qui glaça les pommettes de Rohan. Il sentait déjà le froid gagner tout son visage, de la nuque aux mâchoires, sa peau le tirait, tandis qu’il regardait les yeux larmoyants de Horpach, à présent indiciblement vieux. Il ne voyait plus rien hormis ces yeux. À présent, il savait.
Il hocha lentement la tête. C’était comme s’il disait « oui ». « Tu comprends ? demandait le regard de l’astronavigateur — Je comprends », répondit Rohan d’un regard. Mais au fur et à mesure que cette conscience devenait en lui plus évidente, il sentait que cela ne pouvait pas être. Que cela, personne n’avait le droit de l’exiger de lui, pas même lui-même. Il continuait donc à se taire. Il se taisait, mais faisant à présent semblant qu’il ne devinait rien, qu’il ne savait rien ; il se réconfortait avec cet espoir naïf que du moment que rien n’avait été dit, il était possible de nier ce qui était passé d’un regard à l’autre. Il serait possible de mentir, de soutenir que c’était manque de pénétration — car il comprenait que Horpach ne lui dirait jamais cela. Mais celui-ci voyait cela, voyait tout. Ils restaient assis, sans bouger. Le regard de Horpach s’adoucit. Il n’exprimait plus l’attente ni une insistance impérieuse, mais seulement de la compassion. c’était comme s’il disait : « Je comprends. Bien. Qu’il en soit donc ainsi. » Le commandant baissa les paupières. Un instant encore, et ce qui n’avait pas été dit aurait disparu et tous deux pourraient se comporter à l’avenir comme si rien du tout ne s’était passé. Mais ce regard détourné remporta la décision. Rohan entendit sa propre voix : J’irai, dit-il.
Horpach poussa un profond soupir, mais Rohan, saisi de la panique provoquée par le mot qu’il venait de prononcer, ne le remarqua pas.
— Non, dit Horpach. Tu n’iras pas ainsi …
Rohan gardait le silence.
— Je ne pouvais pas te le dire …, dit l’astronavigateur. Ni même chercher un volontaire. Je n’en ai pas le droit. Mais à présent, tu sais déjà toi-même que nous ne pouvons pas décoller comme ça. Seul, un homme seul peut entrer là-bas … et en ressortir. Sans casque, sans machines, sans arme.
Rohan l’entendait à peine.
— Je vais à présent t’exposer mon plan. Tu y réfléchiras. Tu pourras le rejeter, parce que tout ça continue à rester entre nous deux. Je vois ça comme ça : un appareil à oxygène en silicone. Aucun métal. J’enverrai là-bas deux jeeps, vides. Elles attireront sur elles le nuage, qui les détruira. En même temps partira une troisième jeep. Avec un homme. C’est là qu’est à vrai dire le plus grand risque : il faudra s’approcher aussi près que possible en voiture, afin de ne pas perdre son temps à marcher dans le désert. La réserve d’oxygène suffira pour dix-huit heures. J’ai ici des photogrammes de tout le ravin et de ses environs. J’estime qu’il ne faut pas emprunter le chemin des expéditions précédentes, mais arriver en jeep aussi près que possible de la limite nord du haut plateau et, de là-bas, descendre à pied à travers les rochers, jusqu’en bas. Jusqu’à la partie supérieure de la gorge. S’ils sont quelque part, ce ne peut être que là. Là-bas, ils ont pu en réchapper. Le terrain est difficile, beaucoup de cavernes et de crevasses. Si tu les retrouvais tous ou seulement l’un d’entre eux …
— Justement. Comment les emmener avec moi ? demanda Rohan, qui se sentit aiguillonné par une satisfaction maligne.
À cet endroit, le plan devenait bancal. Avec quelle légèreté Horpach ne le sacrifiait-il pas …
— Tu auras une potion prévue pour cela, qui plonge dans une légère stupeur. Il existe quelque chose de ce genre. Évidemment, cela ne sera nécessaire que si le rescapé ne veut pas te suivre de lui-même. Heureusement, plongé dans cet état, on peut marcher.
« Heureusement … », se dit Rohan. Il serra les poings sous la table, en veillant à ce que Horpach ne puisse pas le remarquer. Il n’avait absolument pas peur. Pas encore. Tout cela, pris ensemble, était par trop irréel …
— Dans le cas où le nuage … s’intéresserait à toi, tu devras te coucher sur le sol et rester immobile. J’ai pensé à utiliser quelque préparation pharmaceutique en un tel cas, mais elle agirait avec trop de retard. Il ne reste que cette protection de la tête, ce simulateur de courant dont a parlé Sax …
— Quelque chose de ce genre existe-t-il déjà ? demanda Rohan.
Horpach comprit la signification cachée de cette question. Mais il garda son calme.
— Non. Mais on peut fabriquer ça en l’espace d’une heure. Un filet très mince, caché dans les cheveux. Le petit appareil générateur d’un courant rythmé sera cousu dans le col de la combinaison. Et maintenant … je te donne une heure. Je te donnerais volontiers davantage de temps, mais avec chaque heure qui passe, les chances de les sauver diminuent. Comme ça déjà, elles sont minimes. Quand prendras-tu ta décision ?
— Je l’ai déjà prise.
— Quel idiot ! Tu n’entends pas ce que je te dis ? Tout le reste, ce n’était que pour que tu comprennes que nous n’avons pas encore le droit de décoller …
— Puisque vous savez, Monsieur, qu’en tout cas j’irai …
— Tu n’iras pas si je ne te le permets pas. N’oublie pas que je suis toujours et encore le commandant à bord. Un problème se pose à nous, devant quoi aucune ambition, de qui que ce soit, ne doit compter.
— Je comprends parfaitement, dit Rohan. Vous voulez, Monsieur, que je me sente contraint … ? Bien … Par conséquent … mais ce que nous disons est toujours protégé par votre parole ?
— Oui.
— Dans ce cas, je veux savoir ce que vous feriez à ma place. Nous allons changer de rôles … juste le contraire de ce que nous avons fait à l’instant …
Horpach se tut un instant.
— Et si je te disais que je n’y serais pas allé ?
— Dans ce cas-là, moi non plus, je n’irai pas. Mais je sais que vous me direz la vérité.
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