Mais ç’avait été aussi la fin du combat. Devant l’écran, sur son fond de flammes, se dressait la haute silhouette noire de l’astronavigateur ; les lumières du plafond étaient éteintes, exprès peut-être ; à travers des traînées qui rayaient l’écran de haut en bas, se dessinait, brouillant tout le champ de vision, le champignon de l’explosion, adhérant au sol par sa base et en haut gigantesque, ventru, projetant des volutes bulbeuses vers tous les points de l’horizon. Ainsi venait d’être réduit en atomes et anéanti Le Cyclope ; dans l’air, était encore en suspens la terrible et vitreuse vibration de l’explosion qui se dissipait et à travers le bruit de laquelle on entendait la voix monotone du technicien :
— Vingt et six au point zéro … vingt et huit, au périmètre … un et quatre, vingt-deux dans le champ …
« Nous avons mille quatre cent vingt röntgens dans le champ, le rayonnement a rompu la barrière de protection … », comprit Rohan. Il ne savait pas que quelque chose de ce genre fût possible. Mais lorsqu’il regarda le cadran du contrôleur principal de puissance, il comprit quelle était la charge que l’astronavigateur avait utilisée. Avec une telle énergie, on aurait pu faire bouillir une mer intérieure de dimension moyenne. Évidemment … Horpach avait préféré ne pas courir le risque de tirs répétés. Peut-être avait-il exagéré, mais à présent, du moins, ils n’avaient plus qu’un seul adversaire.
Sur les écrans, cependant, se déroulait un spectacle extraordinaire : boursouflé et joufflu, le sommet du champignon flamboyait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, du vert le plus argenté aux rouges abricot, carmin et écarlates les plus profonds. On ne voyait absolument pas le désert — Rohan s’en aperçut à présent seulement — car une sorte de brouillard épais l’avait enveloppé : le sable, soulevé sur plusieurs dizaines de mètres, qui roulait en vagues, comme si l’étendue s’était transformée en une véritable mer. Pendant ce temps, le technicien continuait à répéter les chiffres lus sur l’échelle :
— Vingt mille au point zéro … huit et six cents au périmètre … un et un, et zéro deux dans le champ …
La victoire remportée sur Le Cyclope fut accueillie par un silence de mort ; car un triomphe consistant à détruire une de ses propres unités et, de surcroît, la meilleure, ne se prêtait pas particulièrement à célébration. Les hommes commencèrent à se disperser, tandis que le champignon de l’explosion continuait de grossir dans l’atmosphère. Il s’embrasa soudain à son sommet d’une seconde gamme de coloris, car il venait d’être touché par les rayons du soleil qui était encore derrière l’horizon. Déjà, il avait franchi les couches supérieures des cirrus glacés et se dressait bien au-dessus, tout en tonalités d’or mauve, d’ambre et de platine. Ces lueurs, par vagues, sortaient de l’écran pour illuminer tout le poste de pilotage qui s’irisait comme si quelqu’un avait barbouillé des couleurs des fleurs terrestres les pupitres émaillés de blanc.
Rohan s’étonna une fois encore, en remarquant la tenue de Horpach. Celui-ci était en manteau. Il portait le pardessus de gala d’un blanc de neige que Rohan lui avait vu la dernière fois lors des cérémonies d’adieux à la Base. Il avait sans doute enfilé le premier vêtement qui lui était tombé sous la main. Debout, les mains dans les poches, ses cheveux gris hérissés sur les tempes, il laissa courir son regard sur les présents.
— Rohan, mon cher, dit-il d’une voix étonnamment douce, veuillez venir dans ma cabine.
Rohan s’approcha et se redressa instinctivement. Alors l’astronavigateur fit demi-tour et se dirigea vers la porte. Ils marchèrent ainsi, l’un derrière l’autre, tout le long du corridor, tandis que, par les bouches de ventilation, on entendait le ronflement de l’air brassé, le bourdonnement sourd et comme coléreux de la masse humaine qui emplissait les niveaux inférieurs.
Rohan entra dans la cabine de l’astronavigateur, nullement surpris d’avoir été appelé. Il s’y était rendu rarement, il est vrai ; pourtant, après son retour solitaire à la base installée dans le cratère, il avait été convoqué à bord de L’Invincible et Horpach l’avait alors, justement, reçu chez lui. De telles invitations, d’ordinaire, ne présageaient rien de bon. Il est vrai qu’alors Rohan était trop secoué par la catastrophe survenue dans le ravin pour craindre la colère de l’astronavigateur. Du reste, celui-ci n’avait pas eu un mot de blâme et l’avait simplement interrogé dans les moindres détails sur les circonstances qui avaient accompagné l’attaque du nuage. Le docteur Sax avait participé à l’entrevue. Il avait émis l’hypothèse que si Rohan avait survécu, c’était parce qu’il avait été frappé de « stupeur », d’un hébétement qui avait réduit l’activité électrique du cerveau, si bien que le nuage l’avait pris pour l’un de ceux qu’il avait déjà rendus inoffensifs, qu’il avait déjà blessés. Quant à Jarg, le neurophysiologiste estimait que le chauffeur avait été sauvé par pur hasard, puisque, en s’enfuyant, il s’était trouvé en dehors du rayon de l’attaque. Terner en revanche, qui presque jusqu’à la fin avait essayé de défendre les autres et soi-même en tirant à l’aide de ses lasers, avait agi comme le devoir le lui ordonnait, certes, mais, paradoxalement, c’était justement cela qui l’avait perdu, car son cerveau avait travaillé normalement et avait donc attiré l’attention du nuage. Celui-ci était évidemment aveugle, et l’homme ne constituait pour lui rien de plus qu’un objet mobile dont l’existence se manifestait par les potentiels électriques de son cortex cérébral. Aussi Horpach, les médecins et Rohan avaient-ils examiné la possibilité de protéger les hommes en les plongeant dans un état de « stupeur artificielle », grâce à l’absorption d’une préparation chimique appropriée. Sax avait estimé, toutefois, qu’une telle potion agirait trop lentement quand il serait réellement nécessaire de procéder à un « camouflage électrique », alors qu’il était évidemment impossible d’envoyer des hommes en mission dans un état d’hébétude. C’est ainsi que l’examen médical de Rohan n’avait donné aucun résultat concret.
À présent, il supposait que Horpach voulait peut-être en parler une fois encore. Il s’arrêta au milieu de la cabine, deux fois plus grande que la sienne. Elle était en communication directe avec le poste de pilotage, et sur le mur s’alignaient les microphones de l’installation intérieure. Mais, en dehors de ça, rien n’y prouvait que le commandant du vaisseau l’habitait depuis des années. Horpach se débarrassa de son manteau. Il portait en dessous un pantalon et une chemise à résille. À travers les mailles, les poils gris et abondants de son large thorax s’échappaient. Il s’assit un peu de biais par rapport à Rohan et s’appuya de ses bras puissants sur la table sur laquelle il n’y avait rien, en dehors d’un petit livre à la reliure de cuir fatiguée, que Rohan ne connaissait pas. Le regard de ce dernier glissa de cette lecture inconnue de son chef au visage du commandant lui-même, qu’il vit en quelque sorte pour la première fois. C’était un homme mortellement fatigué, qui n’essayait même pas de dissimuler le tremblement de ses mains qu’il avait portées à son front. Rohan comprit alors en un éclair qu’il ne connaissait absolument pas Horpach sous les ordres duquel il servait depuis quatre ans déjà. Jamais il n’avait encore eu l’idée de se demander pourquoi, dans la cabine de l’astronavigateur, il n’y avait aucun de ces petits objets, parfois amusants ou naïfs, que les hommes emportent dans l’espace comme autant de souvenirs de leur enfance ou de leur foyer. Il lui sembla alors qu’il comprenait pourquoi Horpach n’avait rien de ce genre, pourquoi, sur les murs, il ne voyait aucune photographie représentant des êtres chers demeurés sur la Terre. Horpach n’avait besoin de rien de tel, car il était entièrement ici et la Terre n’était pas son foyer. Mais peut-être le regrettait-il à présent, pour la première fois de sa vie ? Ses lourdes épaules, ses bras puissants et sa nuque ne trahissaient pas la vieillesse. Seule était vieille la peau sur les mains, épaisse, formant des rides peu prononcées sur les articulations des doigts qui blanchissaient lorsqu’il les redressait, tandis qu’il regardait leur léger tremblement avec un intérêt apparemment indifférent et fatigué, comme s’il constatait quelque chose qui jusqu’à présent lui était inconnu. Rohan ne voulait pas regarder cela. Mais le commandant, penchant légèrement la tête sur le côté, le regarda droit dans les yeux et grommela, avec un sourire presque coupable :
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