Je me rappelai qu’à Clavestra Olaf m’avait parlé de Malléo-Ian, cette ville nouvelle créée après notre départ, entre les montagnes : effectivement, les quelques kilomètres de la route que j’avais parcourue n’étaient que virages et épingles, contournant sans doute des collines, mais dans le noir je ne pouvais pas m’en rendre compte de visu. Comme toutes les autres routes, celle-là n’était pas éclairée, seule sa surface dégageait une faible clarté phosphorescente, trop faible cependant pour éclairer ne fût-ce que les broussailles recouvrant ses bas-côtés. Je la quittai donc, m’enfonçai à tâtons dans un fourré et, par une côte escarpée, gagnai une élévation de terrain toute dépouillée d’arbres — le vent y faisait rage librement. A plusieurs reprises j’entrevis l’ombre pâle de la route abandonnée qui serpentait loin en bas, puis cette dernière lumière disparut. Je m’arrêtai une seconde fois. J’essayais de me repérer tant avec mes yeux aveugles qu’avec mon corps tout entier. Le visage offert au vent, je tâchais de m’y retrouver dans cet endroit inconnu comme sur une planète étrangère. Je comptais regagner par le chemin le plus court un des sommets entourant la vallée au fond de laquelle se nichait la ville — mais comment retrouver la bonne direction ? Toute cette entreprise me paraissait désespérée, lorsque, brusquement, je perçus un lointain bruissement, venant d’en haut et évoquant un peu le bruit sourd des vagues, mais pourtant différent. C’était le bruit du vent traversant la forêt située beaucoup plus haut que l’endroit où je me trouvais. Sans hésiter, je me dirigeai de ce côté. Un versant couvert de vieille herbe desséchée m’avait amené vers les premiers arbres. Je passai à côté de leurs ombres, les mains tendues pour me protéger le visage des branches épineuses. Bientôt la pente devint plus douce, les arbres s’écartèrent, de nouveau je dus choisir une direction. Prêtant une oreille attentive aux ténèbres, j’attendais patiemment l’élan suivant, plus violent, du vent. A un moment donné l’espace retentit : des hauteurs lointaines affluait un chant puissant, prolongé ; décidément, cette nuit le vent était mon allié. Je me remis en marche, descendant en travers, bien que cela me fît perdre de l’altitude. La pente raide me conduisit au fond d’un ravin noir, assez escarpé. Je commençai à remonter d’un pas rythmé le versant opposé. Un petit ruisseau qui coulait quelque part m’indiquait le chemin. Je ne l’avais pas vu tout de suite. D’ailleurs il suintait peu sous les roches. Le bruissement de l’eau courante s’atténuait au fur et à mesure que je montais, et finit par disparaître complètement. Une fois de plus la forêt m’entoura, une forêt de haute futaie, de pins, probablement, presque totalement dépourvue de sous-bois. Une couche d’aiguilles sèches et quelquefois de mousse glissante recouvrait le sol comme un coussin. Cette marche à corps perdu dura quelque trois heures ; je trébuchais sur des racines qui apparaissaient de plus en plus souvent sur les rochers saillants du sol mince. Je craignais un peu que le sommet ne se révèle boisé et que cette marche dans la montagne qui venait seulement de commencer ne s’achève dans un labyrinthe. Mais j’avais de la chance — par le petit col dépouillé j’atteignis un éboulis de pierres de plus en plus abrupt. C’est à peine si je pouvais tenir debout car les pierres commençaient à glisser en cliquetant sous mes pieds ; en sautant d’un pied à l’autre non sans chutes fréquentes, j’arrivai au bord d’un ravin étroit et j’avançai plus vite déjà vers le sommet. Je m’arrêtais de temps en temps essayant de m’y retrouver un peu, mais l’obscurité qui y régnait m’en empêchait complètement. Je n’apercevais ni la ville ni ses lueurs, de même il n’y avait plus trace de la route lumineuse que j’avais quittée auparavant. Le ravin aboutissait dans une clairière recouverte d’herbes sèches. La surface grandissante du ciel étoilé me prouvait que j’étais déjà haut ; apparemment le sommet que j’escaladais égalait les crêtes des montagnes qui le voilaient avant. Encore quelques centaines de pas et je rejoignis les premières touffes d’arbustes conifères.
Si quelqu’un m’avait arrêté brusquement dans ces ténèbres pour me demander où j’allais et pourquoi, je n’aurais pas su lui répondre ; heureusement il n’y avait personne et je ressentais inconsciemment cette marche nocturne et solitaire comme un soulagement. Le versant de la montagne devenait de plus en plus abrupt, j’avais de plus en plus de mal à avancer, mais je fonçais droit devant moi, faisant seulement attention de ne pas m’écarter de mon chemin, comme si j’avais un but fixé.
Mon cœur battait fort, mes poumons étaient en feu, mais je continuais à grimper frénétiquement, sentant d’instinct que j’avais besoin d’un effort épuisant.
J’écartais devant moi les branches tordues de broussailles, par moments je m’empêtrais dans le fourré, je m’en arrachais par force et continuais d’avancer.
Les branches de conifères me balayaient le visage et la poitrine, s’accrochaient à mes vêtements, j’avais les doigts collants de résine.
Lorsque j’eus atteint une surface dégagée, soudain, le vent arriva, me tomba dessus dans l’obscurité, se déchaîna, sifflant quelque part dans les hauteurs où je devinais l’existence d’un col.
Entre-temps je replongeai dans les touffes de conifères où stagnaient comme des îlots invisibles d’air chaud et immobile, tout imprégnés de leur parfum intense.
Sur mon chemin, de vagues obstacles apparaissaient : des rochers, des champs de rocaille qui fuyaient sous mes pieds. Ma marche devait durer depuis plusieurs heures déjà et je me sentais toujours une réserve de forces suffisante pour que cela me désespère. Le ravin qui menait vers le col inconnu, et peut-être vers le sommet, se rétrécit tellement que je voyais en même temps ses deux bords élevés, dont les masses noires éteignaient les étoiles.
Depuis longtemps j’avais laissé derrière moi la zone des brouillards, mais cette nuit fraîche était sans clair de lune et les étoiles donnaient peu de lumière. J’étais d’autant plus étonné d’apercevoir autour et au-dessus de moi des formes blanches et longilignes. Elles demeuraient dans l’obscurité qu’elles n’éclairaient pas, comme imprégnées de la lumière du jour — le premier crissement sous mes pieds me fit comprendre que je marchais sur la neige. Elle couvrait d’une couche mince tout le reste du versant abrupt. J’aurais sans doute gelé jusqu’à la moelle des os, car j’étais peu couvert. Mais d’une manière brusque le vent cessa. J’entendais d’autant plus distinctement le bruit de la croûte de neige craquant sous mes pas et dans laquelle je m’enfonçais maintenant jusqu’à mi-cheville.
Sur le col même il n’y avait presque pas de neige.
Les silhouettes noires des roches balayées par le vent se dressaient au-dessus de la pierraille. Je m’arrêtai, le cœur battant, et regardai vers la ville. Le relief du versant la cachait et seule l’obscurité roussâtre, diluée par ses lumières, trahissait son emplacement dans la vallée. Je fis encore une douzaine de pas et m’assis sur un rocher creux, au-dessous duquel s’était amassée un peu de neige chassée par le vent. Maintenant je ne voyais même plus la moindre lueur citadine. Devant moi, dans l’obscurité, se dressaient les montagnes, tels des fantômes aux cols blanchis par la neige. Fixant attentivement le côté est de l’horizon j'y vis une première trace grise effacer les étoiles — l’amorce d’une nouvelle aube — et tout au fond se dessiner un pic abrupt cassé en deux. Et soudain, dans mon immobilité, quelque chose commença à se passer : des ténèbres difformes à l’extérieur — ou à l’intérieur de moi-même ? — se déplaçaient, s’affolaient ; j’en étais tellement absorbé que l’espace d’un instant j’eus la sensation de perdre complètement la vue et lorsque je la récupérai, je voyais tout différemment. A l’est, le ciel prenait une teinte grise qui rendait encore plus profond le noir des flancs de la montagne, mais j’aurais été capable d’indiquer dans l’obscurité chaque brèche, chaque aspérité des massifs qui m’entouraient. Je savais d’avance l’image que le jour allait dévoiler car elle était inscrite en moi pour toujours — et pas pour rien. C’était cette chose inchangée que j’avais désirée, cette chose qui était restée imperturbable pendant que tout mon univers tombait en ruine et disparaissait dans un abîme d’un siècle et demi.
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