Quel rapport un vulgaire caillou pouvait-il avoir avec le fait qu’un fil ait grillé dans la radio d’Arder ?
Pendant tout ce temps Olaf ne donna pas signe de vie. Mon inquiétude se mua en remords. J’avais peur qu’il n’eût fait quelque chose d’irraisonné. Car il continuait à être seul, encore plus maintenant qu’avant. Je ne voulais pas entraîner Eri dans des histoires aux conséquences imprévisibles, ce par quoi auraient pu se solder mes recherches si elles se révélaient intempestives, alors je résolus d’aller d’abord voir Thurber pour lui demander conseil. Je n’étais d’ailleurs pas certain de vouloir lui demander quoi que ce soit — je voulais simplement le voir. Olaf m’avait donné son adresse ; Thurber habitait au centre universitaire Malléoan. Je lui envoyai un télégramme pour le prévenir de mon arrivée et, pour la première fois, je me séparai d’Eri. Ces derniers jours elle était devenue taciturne et inquiète ; j’avais mis cela sur le compte de notre inquiétude pour Olaf. Je lui promis de revenir le plus rapidement possible, probablement dans deux jours, et de n’entreprendre aucune autre démarche après la conversation avec Thurber, pas avant de lui en référer.
Eri m’avait accompagné jusqu’à Houlu où je pris un houlder direct. Les plages du Pacifique s’étaient déjà vidées dans la perspective des averses d’automne, les foules de jeunes gens bigarrées désertaient les villégiatures voisines, aussi je ne m’étonnais pas d’être le seul passager du bolide argenté. Le vol entre les nuages, comme irréel, dura près d’une heure et se termina au coucher du soleil. La ville m’apparut comme un feu multicolore dans l’obscurité tombante — les bâtiments les plus hauts, des tulipes, flamboyaient dans le brouillard, flammes minces et immobiles. Leurs silhouettes, tels des papillons gigantesques, ressortaient sur le fond de brumes blanches, se rejoignant par des arcs aériens, créant ainsi le niveau communiquant le plus élevé. D’autres étages, moins hauts, créaient avec leurs rues des rivières de couleurs s’interpénétrant, se traversant mutuellement.
Etait-ce l’effet de la brume, était-ce celui du matériau verreux, en tout cas le centre de la ville se présentait comme un amalgame de pierres précieuses disposées en cercles concentriques, comme une île de verre recouverte de bijoux et s’élevant au milieu de l’océan dont la surface miroitante réfléchissait de plus en plus faiblement les étages lumineux, jusqu’aux derniers, presque invisibles. C’était comme l’ossature de la ville, chauffée au rouge rubis, qui aurait été enfouie dans un sous-sol. Il était difficile de croire que cette féerie de feux et de couleurs n’était qu’un lieu d’habitation de quelques millions d’humains.
Le centre universitaire se trouvait en dehors de la ville. Ce ne fut que là-bas, au centre d’un grand parc, sur une surface bétonnée qu’atterrit mon houlder. Une sorte d’aura argentée couvrant le ciel au-dessus des cimes noires des vieux arbres témoignait de la proximité de la ville. Une longue allée me conduisit au bâtiment principal, sombre, comme déserté.
Dès que j’eus ouvert la grande porte de verre, la lumière s’alluma. Je vis un vaste hall dont les murs étaient recouverts de carrelage bleu ciel. Toute une suite de passages isolant les compartiments du bruit m’amena à un long couloir — simple et sobre —, j’ouvris quelques portes, mais toutes les pièces étaient vides, elles donnaient en outre l’impression d’avoir été abandonnées depuis longtemps. Je pris un bon vieil escalier. Il y avait certainement un ascenseur quelque part, mais je n’eus pas le cœur de le chercher, d’ailleurs cet escalier immobile était pour moi une surprise agréable.
Le même couloir, les mêmes pièces vides m’accueillirent à l’étage ; enfin je trouvai sur une porte un petit papier avec des mots tracés bien distinctement : « Bregg, ici. » Je frappai aussitôt et entendis la voix de Thurber.
J’entrai. Il était assis derrière un bureau, sa silhouette recourbée ressortait bien sur le fond de ténèbres dans la lumière d’une lampe basse. Son bureau était submergé de paperasses et de livres — de vrais livres ! — tandis que sur une petite table à côté reposaient des poignées entières de ce blé cristallique et différents appareils. U avait devant lui tout un tas de feuilles de papier et prenait des notes dans les marges — avec un stylo à encre !
— Assieds-toi, dit-il sans lever la tête. Je termine tout de suite.
Il travaillait à sa façon, lentement, se protégeant de la lumière par une inclinaison de tête et un froncement de sourcils : — C’était la chambre, la plus modeste que j’aie vue jusqu’ici : des murs mats, une porte grise, sans une fioriture, sans une seule trace de cet or omniprésent — deux écrans, aveugles en ce moment, égayaient les murs des deux côtés de la porte, des casiers métalliques occupaient tout l’espace sous la fenêtre, un rouleau de cartes ou de dessins techniques était appuyé contre ces casiers, c’est tout. J’arrêtai mon regard sur Thurber. Chauve, massif, lourd, il écrivait, essuyait de temps à autre une larme avec le dos de sa main. Ses yeux avaient toujours eu tendance à pleurer et Gimma (qui adorait trahir les secrets des autres, surtout ceux qu’on essayait de bien dissimuler) m’avait dit un jour que Thurber craignait pour sa vue. J’avais compris alors pourquoi il se couchait toujours avant les autres quand nous changions d’accélération, pourquoi — vers la fin du voyage — il laissait aux autres le soin d’effectuer des travaux qu’auparavant il exécutait toujours seul.
Il ramassa à deux mains les papiers, les tassa contre le dessus de la table, les rangea dans un dossier qu’il referma et ce ne fut qu’après qu’il s’adressa à moi, laissant pendre ses grandes mains aux gros doigts qui donnaient l’impression de ne se plier qu’avec difficulté.
— Bienvenue, Hal. Comment vas-tu ?
— Je ne me plains pas. Tu … tu es seul ?
— Tu veux savoir si Gimma est là ? Non. U est parti hier. Pour l’Europe.
— Tu travailles …
— Oui.
Un ange passa. Je ne savais comment il prendrait ce que j’avais à lui dire — je préférais me renseigner d’abord sur la manière dont il jugeait le monde que nous avions trouvé à notre retour. Cela dit, le connaissant, je n’espérais pas le voir s’épancher sur ce sujet. Il gardait d’habitude pour lui la plupart de ses sentiments.
— Ça fait longtemps que tu es là ?
— Bregg, dit-il sans bouger d’un poil, je doute que cela t’intéresse. Tu tournes autour du pot.
— C’est possible, fis-je. Tu veux que je parle ?
Je ressentais un conflit intérieur, quelque chose entre l’irritation et la timidité, sensation qui s’emparait toujours de moi — et de quelques autres — en sa présence. Jamais je ne réussis à savoir quand il parlait sérieusement et quand il plaisantait ou ironisait. U demeurait tout à fait insaisissable en dépit de tout le sérieux, de toute l’attention qu’il semblait apporter à écouter son interlocuteur.
— Non, fit-il, plus tard peut-être. D’où viens-tu ?
— De Houlu.
— Directement ?
— Oui … Pourquoi me le demandes-tu ?
— C’est bien. C’est bien, répéta-t-il comme s’il n’avait pas entendu ma question. Pendant quelque cinq secondes il me fixa de son regard immobile, comme s’il avait voulu se convaincre de ma présence car son regard n’exprimait rien. Je savais néanmoins que quelque chose était arrivé. Seulement je n’étais pas certain qu’il me le dirait. Je ne pouvais pas prévoir son comportement. Je réfléchissais à la manière d’aborder la question, tandis que lui me dévisageait de plus en plus attentivement, comme si je lui étais apparu sous un visage nouveau.
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