— Et la douzaine d’individus patibulaires ?
— Probablement des hommes de main pour leur sale travail, dit Louis.
— J’ai peur que ces gens-là ne nous donnent du fil à retordre, » déclara pensivement Vandal.
Nous pénétrâmes dans une autre zone morte. Elle nous demanda quatre heures de marche pour la traverser, mais cette fois nous eûmes le plaisir de la voir se terminer en terre ferme. Je me sentis ému. Debout, sur un bloc calcaire à demi enfoui dans une végétation inconnue, j’hésitai un moment à fouler le sol d’un autre monde. Déjà Louis et Michel, moins impressionnables, m’avaient devancé. Nous recueillîmes des échantillons de plantes. C’étaient des herbes verdâtres, dures et coupantes, sans inflorescences, des arbustes à tige très droite et à écorce d’un gris métallique. Nous pûmes examiner aussi un représentant de la faune. Ce fut Louis qui le découvrit. Il avait la forme d’un serpent plat, long d’environ trois mètres, aveugle et invertébré. La tête était munie de deux grandes mandibules acérées et tubulaires, analogues à celles de la larve de dytique, nous dit Vandal. Il n’avait aucun correspondant dans la faune terrestre. Il paraissait desséché. Je remarquai avec intérêt que son tégument portait un trou déchiqueté, autour duquel avait séché une bave brillante. Vandal aurait bien voulu emporter ce document. Mais, en l’examinant de plus près, nous vîmes — et surtout nous sentîmes — que seul le tégument était sec, et que l’intérieur était en pleine décomposition. Nous nous contentâmes de le photographier. Comme les hautes herbes pouvaient en cacher d’autres spécimens, bien vivants ceux-là, et dangereux, nous battîmes en retraite et reprîmes la route du village.
La plaine s’étendait à perte de vue, au loin flottait un nuage vert.
Avant de songer à explorer la planète, il fallait d’abord s’établir solidement sur le coin de terre qui nous avait suivi, et y organiser une société. Une bonne nouvelle nous attendait au village: le puits avait de nouveau de l’eau. À l’analyse qu’en fit Vandal, elle se révéla parfaitement potable, à peine un peu saumâtre. Le recensement était en train. Il avait été facile pour les hommes, plus difficile pour le bétail, et marchait très mal pour les ressources matérielles. Car, comme le dit mon oncle: « Ils me connaissent, mais je ne suis rien, ni maire ni même conseiller municipal. »
Il découlait du décompte que la population du village et des environs se montait à 943 hommes, 1 007 femmes, 897 enfants de moins de seize ans, soit 2 847 âmes. Le bétail semblait abondant, surtout des bovins.
Louis dit alors:
« Demain matin, il faut tenir une réunion générale. »
Il appela le crieur public et lui remit un bout de papier portant un texte au crayon. En voici exactement la teneur. J’ai, en effet, encore en ma possession ce morceau de papier, tout jauni et fragile.
Citoyennes et citoyens: demain matin, place du puits, assemblée générale. M. Bournat, astronome, vous expliquera la catastrophe. Louis Maurière et ses compagnons vous diront le résultat de leurs explorations. Réunion deux heures après le lever du soleil bleu. Il y aura des décisions à prendre pour l’avenir. Présence indispensable.
J’ai un clair souvenir de cette première assemblée. Louis prit la parole le premier.
« Avant que M. Bournat vous explique, dans la mesure du possible, ce qui est arrivé, je vais vous dire quelques mots. Vous devez vous être rendu compte que nous ne sommes plus sur la Terre. Maintenant que le sauvetage des blessés est terminé, nous allons nous trouver devant les tâches difficiles. Tout d’abord, il faut nous organiser. Aucune communauté humaine ne peut vivre sans lois. Une partie de la Terre nous a suivis: elle mesure à peu près 30 kilomètres de long sur 17 de large, et a la forme d’un losange grossier, soit une superficie de près de 300 kilomètres carrés. Mais il ne faut pas se faire d’illusions: un quart environ sera propre aux cultures, le reste n’est que montagnes renversées. Je pense que cette superficie sera suffisante pour nous nourrir, bien que notre nombre puisse augmenter sensiblement à l’issue du recensement. Le vrai problème n’est pas celui des terres, il y en aura assez pour que tout le monde puisse avoir des milliers d’hectares, puisqu’une planète entière nous attend. Le vrai problème, c’est celui de la main-d’œuvre. À partir de maintenant, tout le monde est indispensable, et tout le monde doit travailler. Nous avons la chance inouïe d’avoir avec nous des techniciens et des savants. Mais nous devons nous considérer comme des pionniers, et en prendre la mentalité. Celui qui, au lieu d’aider son voisin, lui nuit, est un criminel, et doit être considéré comme tel. Que nous le voulions ou non, telle est désormais notre loi, et nous devons nous y conformer — ou crever ! Tout à l’heure, avec des volontaires, je vais organiser un bureau de recensement des métiers. Ceux qui sont ici donneront des renseignements sur ceux qui n’y sont pas. Après-demain se réunira l’assemblée qui élira des députés chargés de constituer notre gouvernement, les affaires ordinaires restant du ressort du conseil municipal. Maintenant, je passe la parole à M. Bournat. »
« Mes chers amis, comme vous le savez, une catastrophe sans précédent nous a arrachés, pour jamais je le crains, à notre vieille Terre, et nous a projetés dans ce monde inconnu. Quel est ce monde ? Je ne saurais vous le dire. Vous avez pu constater qu’il a deux soleils et trois lunes. Que ceci ne vous effraie pas. M. le curé, et votre instituteur, qui sont souvent venus me voir à l’observatoire, vous diront que c’est fréquent dans le ciel. Par un hasard providentiel — ici le curé hocha la tête d’un air approbateur — nous sommes tombés sur une planète qui possède un air respirable pour nous, à peine différent, à vrai dire, de l’air de la Terre. D’après mes premiers calculs, cette planète doit être légèrement plus grosse que la Terre. Louis Maurière, tout à l’heure, a excellemment esquissé ce qu’il nous reste à faire. Dès que je saurai quelque chose de nouveau sur ce monde qui est maintenant le nôtre, je vous le ferai savoir. »
La réaction des auditeurs fut bonne en général. Les paysans avaient manifestement accepté le cataclysme. Casaniers et attachés à la terre, la plupart avait conservé toute leur famille. Chez les villageois, l’incrédulité fut plus grande:
« Il nous en raconte, le vieux, avec son autre monde ! D’abord, on n’y va que quand on est mort !
— Pourtant, les deux soleils ?
— Il est tout petit, le deuxième. Et puis, on a tellement vu avec leur science ! Si vous voulez mon avis, c’est encore un coup des Chinois dans le genre de la bombe atomique. »
Les drames familiaux y étaient aussi plus fréquents. Un jeune homme était atterré à l’idée qu’il ne reverrait plus jamais sa fiancée, en voyage chez une cousine. Il voulait à tout prix lui télégraphier. D’autres avaient eu des parents enterrés sous les montagnes, ou sous les ruines de leurs maisons.
Le lendemain était un dimanche. Au matin, nous fûmes réveillés par un carillon. Le curé, aidé de ses ouailles, avait récupéré les cloches dans les ruines de l’église, et maintenant, suspendues à la maîtresse branche d’un chêne, elles sonnaient à toute volée. Quand nous arrivâmes, il finissait de célébrer la messe en plein air. C’était un bien brave homme, ce curé, et il montra plus tard que sa personne grassouillette recélait de vastes possibilités d’héroïsme. Je m’approchai de lui.
« Eh bien, Monseigneur, je vous félicite. Vos cloches nous ont agréablement rappelé la Terre.
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