Louis et Vandal, en tête, gravirent une pente pendant que je m’attardais ainsi à glaner des fossiles. Ils parvinrent au sommet et nous les entendîmes pousser une exclamation. En quelques instants, Michel et moi, nous les rejoignîmes. Aussi loin que la vue pouvait porter s’étendait un marais aux eaux huileuses, peuplé d’une végétation d’herbes raides, grisâtres, comme couvertes de poussière. Le paysage était sinistre et grandiose. Vandal prit ses jumelles et fit le tour de l’horizon.
« Des montagnes », dit-il.
Il me prêta l’appareil d’optique. Très loin, au sud-est, une ligne bleuâtre se découpait sur le ciel.
Autour du promontoire que formait la zone terrestre, la vase avait giclé, s’entassant en bourrelet, culbutant la végétation et l’ensevelissant. Avec précautions, nous descendîmes au bord de l’eau. Vue de près, elle était assez transparente ; le marais avait l’air profond, et il était saumâtre.
« Tout est désert, remarqua Vandal. Ni poisson, ni oiseau.
— Regardez-là », dit Michel.
Il indiquait, sur un banc de vase, un être verdâtre, long d’à peu près un mètre. Une bouche saillait à une extrémité, entourée d’une couronne de six tentacules mous ; à la base de chaque tentacule, un œil fixe et glauque. À l’autre extrémité du corps, une queue puissante s’aplatissait en nageoire. Nous ne pûmes l’examiner de plus près, le banc de vase étant inaccessible. Comme nous remontions la pente, un animal identique passa, très vite, à la surface, les tentacules ramenés le long du corps. Nous eûmes à peine le temps de l’entrevoir que déjà il plongeait.
Avant de regagner l’auto, nous jetâmes un dernier regard sur les marais. Alors, pour la première fois depuis notre arrivée dans ce monde, nous aperçûmes un nuage. Il flottait très haut, et était verdâtre. Nous devions en apprendre plus tard la terrible signification.
Nous trouvâmes les phares de l’auto allumés.
« Je suis pourtant absolument sûr, dis-je, de les avoir laissés éteints. Quelqu’un a dû venir tripoter la voiture ! »
Mais, autour d’elle, dans la poussière de la route, il n’y avait trace que de nos propres pas. Je tournai le bouton pour éteindre les phares, et poussai une exclamation: la manette était enduite d’une substance gluante et froide, comme de la bave d’escargot.
Nous retournâmes jusqu’à un embranchement se dirigeant vers le nord, et, très vite, fûmes arrêtés par des montagnes écroulées.
« Le mieux, dit Louis, est de revenir au village, et de prendre la route de la clairière. Ici, nous sommes trop près de la zone morte. »
Nous trouvâmes mon oncle assis dans un fauteuil, le pied bandé, parlant avec le curé et l’instituteur. Nous annonçâmes qu’il ne fallait pas nous attendre avant le lendemain, et filâmes droit au nord. La route montait d’abord vers un petit col, puis descendait sur une vallée parallèle. Nous trouvâmes quelques fermes, qui n’avaient pas trop souffert ; les paysans soignaient leurs animaux, et vaquaient à leurs travaux comme si rien ne s’était passé. Quelques kilomètres plus loin, nous fûmes de nouveau arrêtés par des éboulements. Mais ici, la zone détruite était moins large, et, au milieu d’elle, se dressait un petit mont intact. Nous le gravîmes et pûmes ainsi nous rendre compte de l’aspect général des lieux. Là aussi, un marécage bordait la terre. Comme la nuit rouge venait, nous couchâmes dans une ferme, épuisés par nos escales. Après six heures de sommeil, nous partîmes vers l’ouest. Cette fois, ce ne fut pas un marais qui nous arrêta mais une mer désolée.
Nous allâmes ensuite au sud. La terre s’étendait sur douze kilomètres environ avant la zone morte. Par miracle, la route était à peu près intacte au milieu des éboulements, ce qui facilita grandement notre exploration. Nous étions cependant obligés de rouler à petite vitesse, car de temps à autre elle était à demi barrée par des rochers. Brusquement, après un tournant, nous débouchâmes sur un coin épargné. C’était, environné de pâturages et de forêt, un petit vallon où stagnait un lac formé par un torrent barré par l’éboulement. À mi-pente se dressait un marais. Une allée ombragée y conduisait. J’y fis entrer la voiture, et remarquai un écriteau: Entrée interdite, propriété privée.
« Je pense, dit Michel, que vu les circonstances … »
Nous venions de déboucher devant le château quand, sur le perron, parurent un jeune homme et deux jeunes filles. Les traits du jeune homme exprimaient une surprise mêlée de colère. Il était assez grand, brun, solide, plutôt beau. Une des jeunes filles, jolie, était évidemment sa sœur. L’autre, plus âgée, était vraiment trop blonde pour que ce fût naturel. Le jeune homme descendit rapidement le perron.
« Vous ne savez pas lire ?
— Je pensais, commença Vandal, que dans de telles circonstances …
— Il n’y a pas de circonstances qui tiennent ! C’est ici une propriété privée, et je n’y veux voir personne qui ne soit invité ! »
À l’époque, j’étais jeune, vif et assez peu poli.
« Dites donc, jeune veau, nous venions voir si par hasard ce glorieux château, qui n’est probablement pas celui de vos ancêtres, ne s’était pas écroulé sur ce qui vous sert de tête, et c’est ainsi que vous nous recevez ?
— Sortez de chez moi, hurla-t-il, ou je vous fais jeter dehors, vous et votre guimbarde ! »
J’allais sauter à terre quand Vandal intervint.
« Inutile de nous disputer. Nous allons partir, sans regrets. Mais laissez-moi vous avertir que nous sommes sur un autre monde, et que votre argent risque de n’y avoir pas cours …
— Qu’y a-t-il ? »
Un homme dans la force de l’âge, à la large carrure, venait d’apparaître, suivi d’une douzaine d’individus assez peu sympathiques d’aspect.
« Il y a, père, que ces gens sont entrés ici sans permission, et que …
— Tais-toi, Charles ! » Puis, s’adressant à Vandal:
« Vous parliez d’un autre monde. Qu’en est-il ? »
Vandal le renseigna.
« Ainsi, nous ne sommes plus sur Terre ? C’est très intéressant. Nous sommes dans un pays vierge ?
— Pour le moment, je dois dire qu’en fait de pays, nous n’avons vu qu’un marais de deux côtés, et une mer de l’autre. Il nous reste à explorer le quatrième côté, le vôtre, si toutefois votre fils nous y autorise !
— Charles est jeune et ignorait les événements. Nous n’y avions rien compris. J’ai d’abord cru à un tremblement de terre. Mais quand j’ai vu les deux soleils et les trois lunes … Merci de m’avoir expliqué la situation. Vous prendrez bien quelque chose avec nous …
— Merci, mais nous n’avons pas le temps.
— Mais si ! Ida, fais préparer …
— Sincèrement, nous n’avons pas le temps, dis-je. Il faut que nous allions au moins jusqu’à la limite et que nous soyons ce soir au village.
— En ce cas, je n’insiste pas. Je viendrai demain voir le résultat de vos explorations. »
Nous repartîmes.
« Pas très sympathiques, ces gens-là, dit Michel.
— De beaux salauds, oui, dit Louis. Vous ne savez pas qui ils sont ? Ce sont les Honneger. Des Suisses — à ce qu’ils prétendent — milliardaires, enrichis par le trafic d’armes. Le fils est pire que le père. Persuadé que toutes les filles vont lui tomber dans les bras à cause de son argent. Pas de chance ! Ils auraient pu être écrasés, au lieu de ce brave homme de maire !
— Et la belle blonde ?
— C’est Madeleine Ducher, dit Michel. Une actrice de cinéma, plus célèbre par ses aventures scandaleuses que par son jeu. Sa photo était dans tous les journaux.
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