— Rudi, dit Jay en désignant sa montre. L’ambiance doit être bonne maintenant chez Clara. On pourrait y aller ?
— Bonne idée, fit le nouvel ami de Howson. Dis donc, ce gars est docteur. On devrait le dire à Brian et voir la tête qu’il fera, non ?
— Il ne te croira jamais, dit Charma en vidant son verre.
— Et même, ajouta Jay, il a déjà plus d’exceptions que de cas conformes dans son étude.
— On pourrait lui prouver cela, insista Rudi. Il va chez Clara ce soir ?
— As-tu jamais vu ce type manquer une soirée ? riposta Jay.
— D’accord ! fit Rudi en se tournant vers Howson. C’est-à-dire, si vous ne faites rien d’autre. Excusez-moi, j’ai l’air de faire des projets pour vous, heu ?
— Gerry, compléta Howson. Eh bien en fait…
Eh bien en fait, j’adorerais aller à cette soirée. Si je veux apprendre à affronter les gens, j’ai envie de commencer avec des gens comme eux – iconoclastes, refusant les préjugés avec colère, qui ne m’acceptent que parce que je sors de l’ordinaire.
— Clara n’aura rien contre un invité de plus, intervint Rudi qui se trompait sur le sens de son hésitation. On apportera un ou deux cartons de bière, et ce sera OK.
— Dans ce cas, je viens, dit Howson en se levant. (Et sur le seuil un peu plus tard, pendant que Jay et Rudi manœuvraient pour faire franchir la porte étroite aux cartons de bière, il suggéra :) On prend un taxi ?
Jay eut un éclat de rire tout en repoussant la porte du coude.
— Jay, fit sévèrement Rudi, tu es un cochon peu observateur. Sous prétexte que tu as de grandes jambes et que tu es plein de vitamines, tu t’imagines que tout le monde adore comme toi avoir les pieds en compote. Mais moi qui suis observateur, je sais que Gerry a un paquet de fric assez gros pour nous acheter un taxi pour le trajet. Charma, descends sur la chaussée et relève ta jupe !
Howson était envahi d’une excitation si violente, si opposée à sa dépression précédente, qu’il dut essayer d’analyser ses réactions pour s’apaiser l’esprit. Ou bien sa joie eût été grandement réduite par ses soucis inconscients. Qu’est-ce qui l’avait tant frappé ? Il tenait une explication provisoire quand le taxi arriva à destination.
D’abord, les gens de ce genre lui avaient manqué. Ce n’était guère mystérieux. Un des premiers avantages d’un niveau de vie plus élevé est de retarder le moment où les opinions de l’individu se congèlent pour la vie. Dix minutes dans la fréquentation de Rudi et de ses amis lui avaient fait comprendre qu’il y avait là quelque chose qu’il voulait retrouver lui-même, et qu’il ne fallait pas laisser échapper l’occasion.
Quand Rudi lui porta sa valise et l’aida à descendre du taxi, il ne discuta pas. Ce n’était pas un rappel de son infirmité ; pas cette fois, pas avec ces gens.
Comme il gravissait avec difficulté l’escalier de l’immeuble, étroit et mal éclairé, il se demanda comment il se faisait que ceux qui n’avaient pas une attitude conventionnelle avec les infirmes étaient aussi libres de tout préjugé à l’égard des télépathes. Il ne poussa pas sa réflexion. Le sujet était trop délicat.
Après environ une heure passée à la soirée, Howson sentit toutefois qu’un certain détachement venait tempérer son enthousiasme. Les lieux étaient petits – un studio avec une minuscule cuisine et des toilettes communes sur le palier – et il y avait beaucoup de monde. Brian, l’homme qu’il était censé rencontrer, n’était apparemment pas là, mais il y avait un tas d’autres étudiants de l’université.
Pendant les premiers instants, on le balada un peu partout en le présentant comme un nouvel apport aux travaux de Brian. Puis le trio qui l’avait amené se trouva engagé dans des conversations avec des amis plus anciens, et Howson fut livré à lui-même.
Il se trouva alors doublement désavantagé ; à cause de sa taille, on ne pouvait guère discuter avec lui que s’il était debout et ses interlocuteurs assis, et on ne pouvait s’asseoir que sur le plancher ; de plus, dans le meilleur des cas, sa voix était faible et difficile à suivre, et il y avait ici un terrible vacarme de disputes, de verres et de bouteilles entrechoqués, sans compter que quelqu’un arriva avec un concertina et se mit à jouer sans se soucier des auditeurs.
Howson commençait à se sentir déplacé et perdu quand il remarqua quelques centimètres libres sur le canapé contre le mur. Il s’assit vivement, profitant de l’occasion. Quelqu’un lui versa un verre, puis plus personne ne lui prêta la moindre attention pendant un moment.
Il se détendit en épiant télépathiquement un certain nombre de conversations ; c’était impoli, mais trop intéressant pour être manqué. La nouvelle branche de l’université était manifestement très bonne et l’enseignement y était de haute valeur. Même parmi les mieux adaptés des étudiants télépathes d’Oulan-Bator, il n’avait pas rencontré cette finesse intellectuelle.
Comme il regardait physiquement autour de lui, il se rendit compte qu’une fille s’était assise à son côté et le regardait à présent d’un air amusé. Elle était plutôt jeune et séduisante, malgré son cardigan bleu qui jurait atrocement avec ses yeux verts.
— Bonsoir, fit-elle avec une politesse ironique. Je me présente. Je suis votre hôtesse.
— Je suis désolé ! s’exclama Howson en se redressant. Rudi et Jay ont insisté pour que je vienne…
— Oh, vous êtes le bienvenu. C’est moi qui devrais m’excuser d’avoir négligé si longtemps un invité. Je n’ai pas eu une minute. Vous vous amusez ?
— Énormément, merci.
— Peut-être, en effet, derrière votre masque de neutralité. Qu’est-ce que vous étiez en train de faire ? Boire l’ambiance ?
— En fait, je me disais qu’il y a ici beaucoup de conversations intelligentes et impressionnantes.
— Quelle purge, hein ? Dans toutes les soirées de ce genre, tout le monde brandit une demi-douzaine de moyens de changer le monde, et on ne les met jamais en pratique. Ça fait des siècles que ça dure, et ça risque de continuer. Il faudrait noter tout ça.
— Vous écrivez ? demanda Howson.
— Je suis un écrivain en puissance. On vous l’a dit ?
— Non. Mais la plupart des gens ici sont des créateurs.
La fille (elle devait s’appeler Clara puisque c’était elle qui recevait) lui offrit une cigarette. Il refusa, mais emprunta celle d’un voisin pour allumer celle de Clara. Où diable avait-il vu faire ça ? Dans un film, peut-être… Avec un sursaut, il se rappela que c’était dans cette même ville qu’il avait vu le film en question.
— Moi, disait Clara, je souffre d’une insatisfaction congénitale à l’égard des mots. Je veux dire… Bon Dieu ! Essayez seulement d’explorer quelques-uns des gens qui sont ici, pendant seulement les quelques heures que dure la soirée… Combien de temps dure l’ Ulysse de Joyce, tenez ? Dix-huit heures, non ? Et on ne peut même pas savoir si on communique avec le lecteur. Ce que je voudrais, c’est une technique qui permette à un Amérindien d’avant Colomb de comprendre un Chinois du XXe siècle. Alors là, oui ! Je serais un auteur. (Elle gloussa et changea de sujet.) Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
— Je suis médecin, dit Howson après avoir envisagé et rejeté l’idée de faire valoir les possibilités de la télépathie comme solution aux problèmes de la communication. En fait, Rudi a voulu que je vienne pour rencontrer quelqu’un qui met en corrélation les métiers et les types physiques. Brian quelque chose.
— Ah oui. Rudi essaie toujours de le troubler. J’imagine qu’il a eu besoin de quelques acrobaties mentales pour vous faire entrer dans son schéma, hein ?
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