Mourlevat, Jean-Claude - L'homme qui ne possédait rien
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Jean-Claude Mourlevat
L’homme qui ne possédait rien
Petit Poche
Jean-Claude Mourlevataime les histoires : les lire, les raconter et bien sûr les écrire. Il habite à la campagne, près de Saint-Étienne. Il adore aller au cinéma, au théâtre, se promener à pied ou à bicyclette, jouer avec ses deux enfants et voyager, surtout… dans le désert.
© ÉDITIONS THIERRY MAGNIER, 2002
ISBN 2-84420-181-4
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse
Maquette : Bärbel Paulitsch
1
Il y avait dans une oasis du désert un homme qui ne possédait rien. Le soir, il s’asseyait sur la dune et regardait les étoiles monter dans le ciel. Il faisait couler le sable entre ses doigts et se disait :
« Un jour, je serai sable moi-même. En attendant, profitons de l’air qui entre dans mes poumons quand je respire ; profitons de cette eau fraîche qui coule dans ma gorge ; et profitons de cette poignée de dattes si douces et si sucrées. »
2
Un soir comme cela, justement, il vit venir de très loin et dans sa direction un chameau qui portait une selle, mais qui allait seul, sans maître ni fardeau.
— Où vas-tu ? lui demanda-t-il lorsque le chameau fut à portée de voix.
— Je vais à la ville de Topka, répondit l’animal sans s’arrêter.
L’homme, intrigué, le rattrapa et marcha à son côté :
— Je suis étonné que tu m’aies répondu, dit-il au bout d’un moment, car d’ordinaire les chameaux ne parlent pas.
— Moi… si, se contenta de grommeler le chameau et il accéléra l’allure.
— Et puis je ne connais pas cette ville de Topka dont tu me parles, continua l’homme.
— Il y a beaucoup de choses que tu ne connais pas, se moqua le chameau, puis, comme l’homme le suivait toujours, il s’arrêta net :
— Voudrais-tu que je te prenne sur mon dos et que je t’emporte jusqu’à Topka ?
— Non, dit l’homme après une hésitation, je ne veux pas. Je préfère rester ici.
— Alors je vais te poser la question autrement, reprit le chameau : voudrais-tu savoir ce qui arriverait si tu montais sur mon dos et si tu venais à Topka ? C’est une grande faveur que je te fais.
— Ça, oui, je veux bien, répondit l’homme.
— Alors, dit le chameau en s’agenouillant, monte sur mon dos et tu le sauras.
3
Ils cheminèrent une partie de la nuit et toute la journée du lendemain.
— Ta selle n’est pas très confortable et tu ne m’avais pas dit que cette ville de Topka était si loin, se plaignit l’homme qui commençait à souffrir de la faim, de la soif et de la fatigue.
— Mais tu ne me l’as jamais demandé… répondit le chameau, qui n’était pas bavard.
— Alors maintenant je te le demande ! lança l’homme, très agacé : est-ce que Topka est encore loin d’ici ?
— De moins en moins à mesure que nous en approchons, plaisanta le chameau, tu es bien impatient…
Un peu plus tard, comme la nuit venait, il choisit un endroit abrité derrière une dune et s’y allongea pour dormir. L’homme dut se blottir contre lui pour se protéger du froid.
Ils marchèrent encore une journée entière et le soir tombait à nouveau lorsqu’ils atteignirent la gigantesque cité de Topka. Une colline la dominait à l’est. Le chameau s’y arrêta et mit un genou à terre :
— Je ne vais pas plus loin. Je devais seulement t’amener jusqu’à cette colline. Prends ce chemin qui descend : il te conduira tout droit en ville. Moi, je ne bouge pas d’ici. Je t’attends. Et n’oublie pas : je te reconduirai à ton oasis dès que tu le souhaiteras. Dans un jour ou dans dix ans. Il suffira que tu me rejoignes ici et nous y retournerons ensemble. Va sans crainte…
L’homme observa la ville immense qui s’étendait à ses pieds. Des milliers de lumières tremblotaient dans la nuit. Des fumées montaient dans le ciel. Il était stupéfait de découvrir une ville aussi grande, alors qu’il n’en avait jamais entendu le nom.
Il hésita un instant, apeuré, puis la curiosité fut la plus forte :
— Soit. J’y vais. Mais tu ne bouges pas d’ici !
— Je ne bouge pas. Je t’attends.
L’homme s’engagea d’un pas décidé sur le sentier pentu qui menait à la ville. À mi-chemin, il se retourna et vit le chameau qui balançait sa longue tête en guise d’encouragement. La ville de Topka comptait une population considérable et le plus grand tumulte régnait dans les rues. L’homme erra une partie de la soirée, bousculé de toutes parts, étourdi par le vacarme, les cris, la musique. Il finit par se perdre tout à fait dans des ruelles étroites, et, ne sachant plus où diriger ses pas, il s’adossa à un mur, ferma les yeux et fredonna une mélodie de son enfance.
Des passants lui jetèrent quelques pièces de monnaie et il entra dans une petite auberge pour y manger une soupe de haricots. Il était très affamé. L’aubergiste, un vieil homme à la barbe blanche, le prit en pitié.
— As-tu seulement de quoi te loger cette nuit ? lui demanda-t-il.
— Non, dut avouer l’homme, car je viens du désert, je ne connais personne dans cette ville, et je viens de dépenser tout l’argent que j’avais avec cette soupe de haricots.
— Alors reste donc ici pour ce soir. Tu trouveras une paillasse dans l’appentis : allonge-toi et dors. Nous verrons bien demain ce que nous ferons de toi.
4
Le lendemain, il le garda. Le surlendemain aussi, ainsi que les jours qui suivirent, contre de menus services bien sûr, mais aussi sans doute pour avoir un peu de compagnie, car il vivait seul. Notre homme se mit à la cuisine et il apprit bien vite à cuire les viandes, à faire mijoter les légumes, à confectionner les gâteaux.
Et c’est ainsi qu’en peu de temps, il devint l’aide du vieil aubergiste, puis son associé, enfin son ami le plus cher.
Le soir, lorsque les derniers clients étaient partis, ils s’asseyaient tous les deux dans la rue, buvaient du thé à la menthe et jouaient aux dominos. Ils ne parlaient guère car ils n’étaient bavards ni l’un ni l’autre. Quelquefois, ils fermaient l’auberge dès le matin, et s’en allaient en promenade dans les rues de la ville, comme des enfants qui feraient l’école buissonnière. Ils s’en amusaient beaucoup.
Au bout de quelques années, hélas, le vieillard sentit ses forces l’abandonner. Son nouvel ami eut beau veiller sur lui, le soigner de son mieux et lui faire avaler des bouillons de légumes, il mourut dans ses bras, paisiblement, et ses derniers mots furent ceux-ci :
— Je n’ai pas de famille, ni d’autre ami que toi. Je te laisse donc tout ce que je possède. L’auberge t’appartient désormais, avec tout ce qu’il y a dedans. Prends-en soin, s’il te plaît.
L’homme fut très attristé par la disparition de son bienfaiteur, et, pour honorer son souvenir, il se consacra corps et âme à la bonne marche de la petite auberge. Il s’en occupa même si bien que les clients se pressèrent de plus en plus nombreux. Au bout de trois mois, il dut prendre un employé pour le seconder à la cuisine. Le mois suivant, il en engagea deux autres pour servir les repas. Il fallut bientôt ajouter des tables, agrandir la salle et construire un étage.
5
Plusieurs années s’écoulèrent. L’homme travaillait si dur qu’il ne vit pas passer le temps, et, un soir, comme il faisait ses comptes dans l’arrière-boutique, il sentit soudain une haleine tiède dans son cou. C’était le chameau qui l’avait retrouvé et qui passait sa longue tête par la fenêtre ouverte.
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