Jean-Claude Mourlevat - Terrienne
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- Название:Terrienne
- Автор:
- Издательство:Gallimard Jeunesse
- Жанр:
- Год:2011
- ISBN:EPUB9782075018470
- Рейтинг книги:4.67 / 5. Голосов: 3
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JEAN-CLAUDE MOURLEVAT
PREMIÈRE PARTIE
CAMPAGNE
Ce qui les dégoûtait encore, c’est qu’il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savait pas ce que ces femmes étaient devenues.
Charles Perrault, La Barbe bleue
1
La fille
au scarabée
Étienne Virgil n’allait pas bien quand il fit la rencontre, au début de l’automne, de cette jeune fille qui s’appelait Anne Collodi.
Elle tendait le pouce sur la route départementale 8 entre Saint-Étienne et Montbrison, dans ce secteur qu’on nomme ici la Plaine. Plus loin, vers l’ouest, il y a les monts du Forez. S’il fait beau, on les voit devant soi, à l’horizon, vert sombre et bleutés, et on se dit forcément qu’on devrait y aller, que ça a l’air très beau. Mais ce matin-là, on ne les voyait pas, le ciel était gris et bas. Il bruinait.
Elle se tenait sur le bas-côté de la route, à la sortie de Sury-le-Comtal, bien campée sur ses jambes et faisant face au trafic. Il n’avait pas l’habitude de prendre des autostoppeuses et, s’il le fit ce jour-là, ce fut parce que celle-ci avait apparemment le même âge que sa petite-fille Loïse. Il n’aurait pas aimé du tout voir l’aînée de ses petits-enfants faire de l’auto-stop toute seule sur cette route, ni sur aucune autre route d’ailleurs, et il n’eut aucune hésitation en arrêtant sa vieille Peugeot sur le bas-côté.
Elle trottina jusqu’à la voiture, se pencha à la vitre qu’il avait baissée et demanda :
– Vous allez sur Montbrison ?
Elle était de taille moyenne, elle avait une silhouette juvénile, un joli visage et des cheveux châtain foncé, mi-courts. Elle ne portait que du noir : jean, pull, veste, chaussures, écharpe.
– J’y vais. Montez.
– Merci, monsieur.
Il arrêta la radio pendant qu’elle prenait place.
– Vous pouvez laisser la radio, dit-elle.
– Je n’écoutais pas, répondit-il. Vous attendiez depuis longtemps sous cette pluie ?
– Non, deux minutes à peine, et il ne pleut pas très fort. Et puis j’ai l’habitude.
Elle boucla sa ceinture. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et démarra.
– Regardez ! Il est beau non ?
Elle ouvrit la main droite et lui montra un scarabée vert bronze dont le vernis étincelait, comme si on venait tout juste de l’appliquer au pinceau.
– Je l’ai trouvé là, dans le gravier. On dirait un bijou, non ? Une broche…
Elle était calme, sans aucune méfiance. Elle avait déposé son sac de voyage à ses pieds et regardait le gros insecte qui bougeait au ralenti dans sa main.
– Je pensais qu’à l’automne ils s’enterraient pour passer l’hiver. Il a l’air perdu. Vous croyez qu’il va survivre ?
– Je ne sais pas.
– Et si je le garde et qu’il se dessèche, vous croyez qu’il restera vert comme ça ?
– Je ne sais pas. Je n’y connais rien en entomologie.
– Ah, et vous vous y connaissez en quoi ?
– En rien de particulier…
Disant ces mots, il se rendit compte à quel point c’était la vérité : il ne s’y connaissait en rien de particulier. Il se fit aussi la réflexion que cette jeune fille ne ressemblait pas aux autres. Au lieu d’un téléphone portable, elle tenait un scarabée vert dans sa main, et elle parlait volontiers, à l’inverse de ces adolescents mutiques qu’il connaissait et qui perdaient l’usage de la parole en présence des adultes.
Elle gardait sa paume ouverte et le vert du scarabée irradiait au milieu de tout le sombre que faisaient ses vêtements, le tableau de bord et le sac de voyage.
– On en trouve sur le sarcophage de Toutankhamon, dit-elle.
– Ah…
– Ils sont le symbole de l’éternel retour.
– Vraiment ?
– Oui, du soleil qui revient, qui échappe aux ombres de la nuit, chaque matin, et qui remonte dans le ciel.
Il sourit. Si l’un d’eux avait dû enseigner quelque chose à l’autre, compte tenu de leur âge respectif, c’était lui.
– Vous êtes à la retraite ?
Il se sentit désarçonné l’espace d’un instant, mais elle avait posé la question avec tant de naturel et de liberté qu’il ne s’offusqua pas.
– Oui. Enfin non. Disons que j’ai un métier où on ne prend pas vraiment sa retraite.
– C’est quoi ?
– J’écris des livres. Des romans.
– Vous êtes écrivain ?
– Oui.
Il avait toujours eu du mal à prononcer lui-même ces trois mots-là : « Je suis écrivain. » Cela le mettait mal à l’aise, comme s’il s’était vanté, en les disant, d’une capacité particulière, et il craignait d’être jugé prétentieux.
Il redouta qu’elle enchaîne en lui posant l’inévitable et insupportable question : « Où trouvez-vous vos idées ? » À laquelle il aurait été obligé de répondre une fois de plus : « Je n’en trouve pas. » Elle lui épargna cette épreuve. Décidément, elle l’étonnait.
– Comment s’appelle votre dernier roman ?
– Il s’appelle Le Saut de l’ange .
– Je ne l’ai pas lu.
– C’est normal, il ne paraîtra qu’au mois de décembre.
– C’est un beau titre. Je l’emprunterai à la médiathèque.
– Oh, vous n’êtes pas obligée…
– Pourquoi ?
– Parce que ce n’est pas un bon roman.
– Ah, vous êtes mécontent de vous.
La voix était descendue sur la dernière syllabe. Ce n’était pas une question mais un commentaire. Un étrange commentaire, et il s’en amusa.
– C’est ça, je suis mécontent de moi.
– Allez, vous ferez mieux la prochaine fois !
– Pas sûr, j’ai l’impression d’être un peu au bout du rouleau. Je me sens vieux.
Il s’étonna lui-même de sa franchise. Il connaissait cette jeune fille depuis moins de quatre minutes et il venait de lui en dire plus qu’à l’éditeur avec lequel il travaillait depuis quarante ans, à qui il ne cachait rien, en qui il avait toute confiance, mais à qui il n’avait pas réussi à avouer ceci : « Mon dernier roman est mauvais, je n’ai plus d’idées et je me sens vieux. »
– Vous avez quel âge ?
– J’ai soixante et onze ans.
– C’est drôle.
– Qu’est-ce qui est drôle ?
– Moi, j’en ai dix-sept. Il suffit d’inverser les deux chiffres.
Le scarabée avait atteint le bord de sa main et elle le repoussa doucement avec l’ongle de l’index.
– Reste là, toi… Où tu vas comme ça ?
Le petit animal roula dans le creux et activa ses pattes crochues et ses pinces pour se remettre à l’endroit. Elle laissa échapper un rire, regarda Virgil de côté et revint à l’insecte.
Ils restèrent quelques minutes sans parler. Il regardait la route. Elle regardait le scarabée.
– Vous êtes marié ?
– Non. Enfin, oui. Je l’ai été.
– Vous êtes divorcé ?
– Non. J’ai perdu ma femme, il y a trente ans.
– Ah. Et de quoi est-elle morte ?
– D’un accident cérébral.
– Trente ans… souffla-t-elle, impressionnée. Et vous n’avez jamais essayé de refaire votre vie avec quelqu’un d’autre ?
– Si, j’ai essayé. Plusieurs fois.
– Et ça n’a pas marché ?
– Non, ça n’a pas marché.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas… Elles ne m’ont pas trouvé à leur goût, je suppose.
– Comment elle s’appelait, votre femme ?
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