Je n’avais pas attendu l’obtention de la bourse pour entamer la suite de Haka ; après un an d’écriture intensive, les grands axes du livre étaient tracés, l’intrigue, les principaux personnages. Le héros s’appelle Paul Osborne, un flic suicidaire au charme incendiaire, amoureux depuis l’adolescence de sa voisine maorie, Hana. Paul lui a joué un sale coup plus jeune, alors qu’il était la seule personne en qui elle pouvait avoir confiance dans le quartier mal famé où ils ont grandi, et depuis Paul court désespérément après son pardon…
Devenu spécialiste de la question maorie, Osborne n’est plus que l’ombre de lui-même au début du roman : exilé à Sydney (dans le quartier chaud de Kings Cross où j’avais miraculeusement trouvé du travail en marchant dans la rue), il se drogue pour oublier Hana sans se résoudre à mourir tout à fait. Osborne accepte de revenir, pour les besoins d’une enquête, au pays de ses malheurs sans savoir que le pire l’attend.
Viol, rage, impuissance, je me glissai si profondément dans la peau de Paul Osborne qu’il devint vite mon double secret, ma combustion, un être sentimentalement violent, nihiliste pour peu qu’on le pousse dans ses retranchements, un véritable danger public.
J’avais un thème fort : le risque d’une réaction indigéniste face au rouleau compresseur néolibéral en vigueur en Nouvelle-Zélande, sorte de laboratoire dans la région Pacifique. La question autochtone au cœur du roman, il me manquait le contexte politique local au début du millénaire, et une part de l’âme maorie survolée dans Haka .
C’est elle que j’allai chercher à l’autre bout du monde.
L’argent de la bourse avalé par le remboursement des dettes contractées durant la première année d’écriture, je débarquai à l’aéroport d’Auckland aussi fauché que la première fois, mais avec mon sac de voyage et un projet d’écriture concret.
J’ai toujours pensé que si tous les hommes ressemblaient à Poil-de-carotte, notre ami kiwi, la vie sur terre serait merveilleuse. Généreux, gentil, curieux, sensible, il était venu passer quatre mois en France quelques années plus tôt, où nous l’avions choyé comme il nous avait choyés. Poil-de-carotte se proposait aujourd’hui de m’aider dans ma mission romanesque, m’offrant de séjourner dans la maison vide de son frère où je pourrais écrire tranquille. Que demander de mieux ?
J’étais un peu décalqué après le stop à Singapour mais heureux de retrouver mon vieil ami. Je l’aperçus le premier, qui m’attendait derrière les barrières de la zone d’arrivée, mais remarquai tout de suite que quelque chose n’allait pas. Poil-de-carotte semblait contrarié, préoccupé, son visage que je n’avais pas vu depuis six ans s’était transformé. Ses traits étaient tirés, avec quelque chose d’amer à la bouche. Il sourit en me voyant sans que l’expression de malaise se dissipe, l’esprit à des turpitudes qui m’échappaient encore. Je découvris bientôt son problème — il ne trouvait plus son ticket de parking — et n’y compris rien.
On grimpa dans sa voiture et, à peine échangées quelques nouvelles de nos familles respectives, il attaqua bille en tête : il ne comprenait pas comment Tony Blair pouvait être aussi populaire en Grande-Bretagne. D’ordinaire ironique et mesuré, Poil-de-carotte, qui n’avait jamais parlé de politique, détestait Tony Blair. C’était quelques mois après les attentats du 11-Septembre et le monde avait pris un coup de vieux, à l’instar du visage de mon ami. Pour faire bonne figure, je répondis que moi non plus je n’aimais pas trop Tony Blair, chantre de la « troisième voie » post-travailliste et surtout de mèche avec George W. Bush, futur responsable du chaos au Moyen-Orient.
La méprise entre nous ne pouvait pas être plus grande : pour Poil-de-carotte, Tony Blair était un dangereux socialiste qui précipitait le Royaume-Uni dans la débâcle, quant à l’Amérique de Bush, elle devait mener une guerre sans merci au terrorisme. Moi qui étais venu ici pour critiquer la mondialisation plus prompte à l’écrasement des différences qu’à son harmonie, blessé par les petits arrangements de l’impérialisme yankee avec l’extrême droite, notre vision politique du monde pouvait difficilement être plus opposée.
Je ne reconnaissais plus le meilleur ami du monde. Poil-de-carotte ne souriait plus, ne sortait plus, son travail d’avocat le déprimait, mais il ne changeait rien, vivait dans une banlieue pavillonnaire à deux pas de chez ses parents et se méfiait des cambrioleurs, en majorité des Maoris, autre objet de mon intérêt. L’ambiance devenait pesante.
Ses parents m’invitèrent à déjeuner dans un restaurant de la ville, où ils commencèrent à me questionner sur la France, l’antisémitisme, les réactions après le 11-Septembre. Je craignais le pire, ce fut pire.
Poil-de-carotte et son père considéraient Bush et Sharon comme des chics types, niaient le réchauffement climatique et ce qu’ils prenaient pour des élucubrations écologistes, articles de sites Internet douteux à l’appui… Je me retrouvais face à un ancien député conservateur néo-zélandais d’une ignorance crasse sur le sujet, qui balayait toute idée de réchauffement climatique par simple idéologie politique, un pur négationnisme digne des lobbys pétroliers ou autres participants à l’enfumage de tous les traités signés et jamais appliqués depuis vingt ans.
À cran, je leur parlai de mon livre en cours d’écriture, notamment de l’indigénisme comme réaction face au néolibéralisme — une crispation identitaire passéiste et archaïque contre toute idée de modernité. Poil-de-carotte et son père m’assurèrent que les Maoris étaient fantastiques pour le rugby, mais pour le reste c’était surtout une bande d’assistés qui ne pensaient qu’à « pleurer comme des bébés » pour réclamer de l’argent. Je rétorquai qu’on avait tout de même volé leurs terres, rendu leur culture exsangue, mais a priori je me trompais : les Maoris, incapables de travailler comme tout le monde, ne savaient que picoler, cambrioler et remplir les prisons.
Un peu court, non ?
Non.
Je sortais seul au mythique Cornerbar où, dans mon livre, Osborne avait posé ses guêtres, j’y rencontrai quelques inconnus avec qui finir la nuit et oublier ma blessure affective avec Poil-de-carotte, en vain.
Ce sont les gens qui m’inspirent, ces moments volés où ils se lâchent et racontent leurs histoires intimes, mais je me sentais abandonné dans ce pays que j’aimais tant : une situation absurde dont je ne décryptais pas encore le sens caché.
Un disque de Jeff Buckley, acheté dans une boutique du centre, me sortit un moment de mes turpitudes : sa gueule d’ange, sa sensibilité à fleur de peau, ses histoires d’amour désespérées, sa mort tragique lors d’un bain nocturne dans les courants du Mississippi où la drogue plus sûrement l’avait précipité, je trouvai en lui tout ce qui faisait Paul Osborne, mon héros sous haute tension. Il en prit l’aspect physique, son aura de malheur, avec une pointe de férocité devant l’adversité qui le rendrait de plus en plus dangereux ; dans les yeux fauve d’Osborne, même la mort filait doux.
Mais pour le reste, j’écrivais sans plaisir des scènes fatalement mauvaises. Je décidai de quitter Auckland pour Waiheke, où un ami de la famille de Poil-de-carotte me prêtait sa maison, une bicoque en bois blanc typique, avec une terrasse sur pilotis dominant la mer, une plage magnifique en contrebas, il suffisait de suivre le chemin des fleurs… Un bol d’air pour mon voyage en apnée ?
J’ai tenu trois jours.
J’étais seul face à mon Œuvre — la belle affaire —, sans personne à retrouver le soir pour boire un verre, parler, échanger sur le pays, ses réussites, ses dérives, la matière même qui me manquait pour ce livre. Je n’avais pas besoin de traverser la Terre pour savoir que je ne me suffisais pas à moi-même : c’était plutôt un retour direct vers les lames de rasoir. J’écrivis à peine, ou mal, insatisfait de ce présent sans avenir, et ce n’étaient pas les baignades qui allaient me consoler. Je flottais, certes, ce qui était nouveau, mais le temps était loooooooooong.
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