En réalité, ce qui nous attire au 77 de l’avenue Denfert-Rochereau, à cinq cents mètres de Port-Royal, au fond de ce parc aux arbres centenaires qui abrite une vingtaine d’ateliers aménagés dans d’anciennes écuries, c’est l’odeur de la chair nue des modèles opulents de notre père. Et tout est motif à pénétrer dans la vaste pièce où il officie — une lettre à apporter, une question urgente à poser, une carafe à remplir…
Quel ravissement que d’être autorisé à se rincer l’œil, tranquillement, sous prétexte d’être un enfant, sous prétexte d’art ! Je crois que c’est en ce lieu où Papa fait venir ces admirables déesses, ces perfections charnelles, ces beautés intemporelles, que je contracte cette philanthropie dédiée aux femmes. Cette vénération pour ce qu’il est convenu d’appeler injustement le « sexe faible », mais qui incarne pour moi un continent de délices, une promesse d’allégresse, une félicité sans pareille.
La beauté, mon père sait la créer, la rendre. Car ces femmes, que je trouve bien gentilles de souffrir l’interminable temps de la pose, épreuve parfaitement sensible et concrète, embellissent encore plus entre les mains de Papa. Elles gagnent souvent un charisme, un éclat qu’elles n’ont pas toujours dans la réalité. Ce qui nous bluffe le plus, mon frère Alain et moi, c’est qu’il soit capable de déceler la joliesse chez un individu de sexe féminin à laquelle nous sommes, nous, restés aveugles.
Un jour où nous faisons un détour par son atelier, nous tombons sur la dame qui fait le ménage chez nous. Elle est là, dans le plus simple appareil d’une femme qu’on vient d’arracher au sommeil, devant mon père, revêtu, lui, de son inénarrable blouse blanche de sculpteur. Elle se pose, se repose. Elle, si discrète, sombre et courbée, dans le cadre où elle nous apparaît d’habitude, nous crève soudain les yeux, mise en lumière par notre père. Finalement, nous n’avions jamais remarqué ce qu’il a repéré, lui, tapi dans l’ombre d’un quotidien terne : sa lumineuse beauté.
Mon regard, perché sur la vertigineuse corniche de ses mamelons, peut enfin envoyer à mon cerveau la note suivante : « Penser à mater ses seins sous sa blouse à la prochaine occasion. Et ses fesses aussi. Et puis… si ça me revient. »
Les fois d’après, quand nous passerons le seuil de l’atelier, nous repenserons à notre surprise ce jour-là et redouterons de trouver, allongées et nues, la charcutière de la rue de Buci, la maraîchère du marché Raspail, la poissonnière de la rue Delambre, la concierge de notre immeuble, ou encore ma maîtresse d’école.
Encore aujourd’hui, j’admire Maman qui n’éprouvait pas la moindre jalousie alors que son mari passait le plus clair de son temps au contact de femmes dévêtues, souvent désirables et très conciliantes. Là encore, elle faisait preuve d’une assurance et d’une confiance remarquables. Son adoration pour mon père, auquel elle avait sacrifié sa propre carrière artistique, l’empêchait d’émettre le moindre doute ou soupçon.
Je ne les ai jamais entendus se quereller et quand, plus tard, je serai assez prompt à casser de la vaisselle, des meubles, à faire des scènes et de magistrales crises de jalousie, au moindre signe, réel ou inventé, de tromperie, je ne pourrai m’empêcher de penser à eux, et à leur harmonie sereine. Ils se complétaient sans se disputer les prérogatives, ils se mettaient d’accord sans avoir à en discuter, ils se répartissaient notre éducation sans devoir le théoriser.
Si à Papa est dévolu l’enseignement de la peinture, de la sculpture et des choses de la vie, à Maman revient naturellement l’initiation au septième art et au théâtre. C’est avec elle que je vais au cinéma à Denfert-Rochereau me régaler de films comme Volpone avec Louis Jouvet, La Femme du boulanger avec Raimu, Les Visiteurs du soir avec Jules Berry ; et à la Comédie-Française aussi, où je suis marqué par une représentation des Femmes savantes de Molière. Et où le charme de ces planches qui portent depuis trois siècles la crème des comédiens fait sur moi forte impression.
Mais ma mère ne se contente pas de m’emmener au Français dès l’âge de douze ans. Comme mon père, elle préconise d’approfondir la matière choisie : nous faisons un tour complet des théâtres parisiens.
Grâce au caractère consciencieux de Maman, j’ai ainsi la chance de voir Pierre Brasseur dans Le Bossu au théâtre Marigny et dans Kean , Michel Simon au théâtre Antoine dans le mythique et savoureux Fric-frac , Charles Dullin à l’Atelier interpréter un inoubliable Avare . Entre autres.
La liste serait longue de ceux qui ont gravé en moi, au théâtre ou au cinéma, des images qui m’ont par la suite servi de phares, de rampes auxquelles me tenir, jeune comédien à genoux devant le génie d’un Michel Simon, dont j’ai perpétuellement cherché à m’inspirer, d’un Fernandel, qui me faisait hurler de rire dans Les Dégourdis de la 11 e , ou encore d’un Jules Berry, le diable des Visiteurs du soir .
En résumé, je suis bien nourri par mes parents, qui veillent à ce que la vie ne soit pas engluée dans trop de réel ou de matériel. Ce qui se passe dans un film, finalement, a tout autant d’importance qu’un fait d’actualité, quel qu’il soit. Quand la réalité est déplaisante, la fiction demeure le recours idéal. La réalité, de toute façon, n’est jamais venue d’elle-même : elle se crée, comme mon père façonne ses bustes. La joie est une fiction à laquelle on finit toujours par croire. Le bonheur, une réalité qu’on a inventée.
Mes parents nous nourrissent de leurs passions. Et notre appartement de la rue Victor-Considérant constitue en outre un lieu ouvert où une multitude d’artistes en tout genre, amis de mes parents, sont toujours les bienvenus à table et acceptent de rester pour un, voire plusieurs cognacs, captés par les discussions. Vlaminck, que mon père a pour voisin avenue Denfert-Rochereau, ou Pierre Brasseur, que ma mère a connu au cours de sa carrière éclair de figurante, passent ainsi souvent par notre salon et se régalent des saillies enflammées de Papa, pourtant si calme et doux, sur le travail de Bourdelle ou L’Enfer de Rodin.
C’est toujours drôle de le voir s’animer et s’impatienter quand il a l’impression de n’être pas assez finement compris. Parfois, par malice, Maman le provoque, feint de s’opposer à l’une de ses ardentes analyses.
*
Mon enfance, en compagnie de ces parents-là, fut des plus heureuses. Tout m’a été donné d’office, sans que j’aie eu à produire le moindre effort. Je ne me rappelle pas m’être senti une seule fois brimé ou frustré. Ou plutôt si, une seule fois. Parce que je désirais quelque chose qu’on ne pouvait se procurer, même avec la meilleure volonté du monde. Ce quelque chose n’était rien de moins qu’un train électrique grand comme la table du salon que j’avais repéré dans un catalogue. Mais nous étions en guerre et les jouets avaient déserté les rayons des magasins. Je serais donc bien malhonnête de faire de ce train électrique une fausse note dans la partition du parfait bonheur de mon enfance.
C’est probablement ce qui m’a aidé par la suite à lutter contre les mauvais coups du sort. J’en ai tiré une force tranquille qu’aucun événement, même le plus terrible, n’a pu jusqu’à maintenant anéantir. Une enfance heureuse est le plus beau cadeau que le destin puisse réserver à un homme. De manière aléatoire, injuste. Et je plains ceux que l’évocation de leur enfance fait frémir, ceux qui ont grandi privés d’amour, de liberté. À eux, je suis prêt à tout pardonner.
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