En juillet de l’année 1990, après Cyrano où il a eu le courage de tenir son rôle de Le Bret jusqu’au bout, malgré d’affreuses douleurs, il nous a joué le sale coup de nous lâcher, emporté par un cancer. Le quintette que nous formions avec lui, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Pierre Vernier et moi, se retrouve en deuil — la main privée d’un doigt. Son absence se rappelle quotidiennement à nous.
Comme pour Kean , le théâtre Marigny a connu pour Cyrano une remarquable affluence. Notre succès était à la hauteur de notre investissement, même au-delà, et nous procurait un plaisir renouvelable chaque soir. Au théâtre, on peut ne jamais s’arrêter, prolonger, et re-prolonger encore.
Au cinéma, quand un tournage est achevé, que les caméras et les costumes sont rangés, le réalisateur déjà occupé au montage, il ne reste que la nostalgie. À l’inverse, sur les planches, on peut revivre tous les jours la joie, d’une manière différente. Car, évidemment, pas une représentation n’est semblable à la précédente. Le théâtre est perpétuelle régénérescence.
Nous avons emmené Cyrano en tournée dans toute l’Europe, y compris dans des pays non francophones comme l’Italie et l’Autriche, et nous avons achevé notre circuit par le Japon, où nous avons joué la pièce une dernière fois.
Comme si le personnage de Cyrano trouvait une résonance à cette époque-là, Jean-Paul Rappeneau s’en est aussi saisi pour en réaliser un long métrage avec Gérard Depardieu. La coïncidence m’amusait, moi qui avais vu les premiers pas de l’acteur devant la caméra d’Alain Resnais dans Stavisky .
Nous avions même une scène ensemble que nous avions peiné à enregistrer, perdus dans nos répliques et secoués par des fous rires. Nous avions ainsi passé l’après-midi à en venir à bout.
Au crépuscule, j’avais laissé échapper un : « Voilà une journée qui m’a coûté cher », alors que j’avais soigneusement dissimulé mon rôle de producteur pour que personne ne se sente surveillé, et que Resnais puisse faire son job sans entraves.
Je suis toujours touché par les jeunes acteurs, comme j’ai pu l’être par Daniel Auteuil à qui j’ai ouvert ma porte. Je me revois, bien sûr, en eux.
Dans un type comme Jean Dujardin, qui rend hommage au Magnifique dans OSS 117 , je vois du talent et des ressemblances avec ce que j’ai pu être au même âge.
En 2001, j’ai rencontré un jeune acteur doué en tournant dans une version télévisée de L’Aîné des Ferchaux , Samy Naceri. Son énergie m’a frappé. Il était très à l’aise et moi, j’appréciais d’être avec lui sur un plateau. Sur le petit écran, j’étais presque aussi novice que lui ! Je n’avais goûté à ce genre qu’une seule fois jusqu’alors : 1959, avec Claude Barma dans Les Trois Mousquetaires .
C’est cette transmission, ce lien d’une génération d’acteurs à une autre, qui a émergé dans une scène jouée avec Richard Anconina, dans le film pour lequel Claude Lelouch m’a engagé entre Kean et Cyrano : Itinéraire d’un enfant gâté .
Le réalisateur est une vieille connaissance, qui a commencé par tourner un documentaire sur moi pour Unifrance, me filmant à 200 kilomètres à l’heure dans mon Aston Martin avant de me faire tourner en compagnie d’Annie Girardot dans son Histoire d’aimer , devenue Un homme qui me plaît , en 1969, après mon expérience avec Truffaut dans La Sirène du Mississipi .
Nous avons voyagé pour les besoins du film aux États-Unis, où les syndicats du cinéma nous emmerdaient, nous obligeant à recruter autant de techniciens locaux que français dans notre équipe, me privant en conséquence de mon chauffeur.
Sur le plateau, au contraire de la rigidité américaine, Lelouch avançait, comme Godard, sans scénario, à tâtons, dans l’improvisation, dans le noir — qui ressemblait à la lumière. Il arrivait avec un pitch et, après, il suffisait de lui faire confiance.
Pour Itinéraire d’un enfant gâté , il s’est contenté d’un : « J’ai un personnage qui va t’aller comme un gant. C’est l’histoire d’un mec qui en a ras le bol et quitte tout. »
Elle m’a plu, son histoire. Ce Sam Lion avait en effet quelque chose de moi, à ce moment-là. Et quelque chose de Claude aussi. La lassitude du mec qui a tout vécu, tout eu, et ne sait plus quoi désirer.
Le tournage était un régal. D’abord, parce qu’il a fallu se débrouiller dans des séquences sportives, en haute mer, sur le voilier à bord duquel mon personnage se fait la malle. Ensuite, parce que nous avons fait le tour du monde (San Francisco, Zimbabwe, Tahiti…) avec des partenaires, comme Richard, qui étaient la douceur et la gentillesse mêmes. Enfin, parce qu’avec Lelouch il n’y avait pas d’efforts à produire pour imposer quoi que ce soit. Il disait « Action ! », et tout se passait. Souvent le meilleur.
Itinéraire d’un enfant gâté a touché un public large et nombreux. Aujourd’hui encore, il est considéré comme un « bon Lelouch ».
C’est également un rôle d’homme mûr que Lautner m’a offert deux ans après Lelouch. Dans L’Inconnu dans la maison , je campe un avocat alcoolique, ravagé par la mort de sa femme, inventé par Georges Simenon — auquel je n’ai pas eu affaire depuis L’Aîné des Ferchaux . Bernard Stora, Jean Lartéguy et Georges Lautner ont adapté son bouquin. Je retrouve mes copains Mario David et Pierre Vernier dans ce mélo qui me permet d’explorer des zones de jeu différentes et me ramène au tournage d’ Un singe en hiver .
Je nous revois, ivres morts, Gabin et moi, nous marrer comme des baleines. Il n’est plus là, lui non plus, mais le Singe est toujours là, lui, si jamais j’ai besoin, un jour, de m’en souvenir. Et je fais la connaissance de jeunes actrices épatantes, Sandrine Kiberlain et Cristiana Reali, que je retrouverai quelques années plus tard au théâtre dans La Puce à l’oreille , en même temps que Béatrice Agenin, avec laquelle j’ai joué quatre pièces.
Dès lors que j’ai eu recommencé à fréquenter les planches, j’ai eu du mal à m’arrêter. Après avoir fêté en fanfare, comme le veut la coutume, mon anniversaire, mes soixante ans, je me suis follement amusé au Théâtre de Paris dans un Feydeau traité par Bernard Murat, Tailleur pour dames , et j’ai pris des initiatives pour le Théâtre des Variétés que j’avais acquis en 1991.
Je caressais depuis longtemps le projet d’avoir un théâtre où je puisse faire ce que je voulais et laisser mes copains monter les spectacles qu’ils souhaitaient. Comme je l’avais fait au cinéma avec Cerito, en produisant en 1985 le film de Robin Davis, Hors-la-loi , avec le talentueux Clovis Cornillac. Pour le théâtre, il me fallait d’abord trouver un lieu adéquat et disponible.
Quand l’occasion s’est présentée, j’ai foncé après avoir vendu Cerito à Canal Plus sur les conseils d’Alain Sarde, coproducteur de Joyeuses Pâques et de L’Inconnu dans la maison . J’ai été aidé dans cette opération financière par mon fidèle Luc Tenard, ancien banquier du Crédit Lyonnais, qui a géré avec talent les comptes de ma société de production, puis du Théâtre des Variétés, sous la houlette de son directeur, mon frère Alain.
J’étais ravi de mon investissement. Le meilleur depuis que j’étais en mesure d’investir. J’avais commencé par mettre mes sous dans le vin, contre l’avis de mon père qui m’incitait, lui, à acheter un Renoir qui était en vente à un prix accessible — ce qui s’était révélé être un placement désastreux. Ma société de production avait été, elle, bien plus intéressante en termes de revenus et de liberté.
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