Durant le vol de retour, Erwan s’était raccroché à cette histoire, aux noms, aux circonstances, aux desseins souterrains de chacun — tout plutôt que de réaliser la disparition de son père. S’il s’y était arrêté ne serait-ce qu’une seconde, une trappe se serait ouverte sous son siège. Quel que soit le sentiment que Morvan lui avait toujours inspiré — admiration, haine, dégoût, respect, affection —, c’était ce colosse qui l’avait maintenu à flot.
Erwan n’avait ni femme ni enfant. Seulement un métier qu’il aimait mais qui était un cauchemar. Et un modèle : son père.
Le fait qu’il ait agi dans sa vie autant par réaction que par imitation du vieux salaud importait peu. Les fondations étaient brisées, les colonnes du temple effondrées : comment s’en sortir ? Il avait ruminé ces pensées, tremblant, couvert de sang, percevant en même temps le charabia du Russkoff, les yeux rivés sur le pare-brise souillé de particules de cerveau et d’éclats d’os de Bisingye, sans même oser tourner la tête vers la dépouille de Morvan.
Le Cessna 310 avait rejoint Lubumbashi en moins de deux heures. Erwan avait chargé Chepik de trouver un cercueil au sein de l’aéroport, même s’il fallait pour ça virer un corps d’une boîte. Il l’avait aussi menacé de foutre le feu à son avion et de le dénoncer pour trahison d’État s’il ne revenait pas avec de quoi vêtir proprement son père. Le Russe ne s’était pas fait prier.
Étape suivante : appeler l’ambassadeur de France — le numéro de son mobile était dans le sac à dos de Morvan. Erwan connaissait la procédure pour rapatrier le corps d’un ressortissant français — il avait été chargé plusieurs fois, en tant que commandant de police, de superviser ces démarches à l’étranger. Le diplomate se montra d’abord méfiant, puis inquiet et enfin affolé. La mort de Grégoire Morvan sur le territoire de la RDC, vraiment pas un cadeau !
Erwan ne lui laissa pas le temps de se défiler :
— Je veux que vous établissiez un acte de décès local, que l’identité du défunt soit clairement établie. Officiellement, mon père a fait un AVC.
Un mensonge inspiré par Thierry Pharabot, mort d’un accident vasculaire à l’institut Charcot en novembre 2009.
— Mais votre père n’est pas décédé à Kinshasa !
— Peu importe : vous trouverez les tampons. Le cercueil sera fermé.
— Il me faut un certificat de décès signé par un médecin !
— Trouvez-le aussi. Au Congo, tout est à vendre.
— Je ne peux pas faire ça.
— Bien sûr que si. Vous vous souvenez de Dieuleveult ?
— Taisez-vous.
Philippe de Dieuleveult était un animateur de la télévision française disparu en 1985 sur le fleuve Congo. Près de trente ans plus tard, les mystères autour de sa mort alimentaient encore les rumeurs les plus délirantes.
— Ce sont les autorités consulaires qui…, protesta faiblement le diplomate.
— Débrouillez-vous avec elles.
— Et l’autopsie ?
— Pour un AVC ? Mon père avait soixante-sept ans : un âge raisonnable pour mourir. Trouvez un toubib qui signera le permis d’inhumer. Transcrivez l’acte de décès dans le registre d’état civil français. Je serai à Kinshasa en fin d’après-midi. Rejoignez-moi sur le tarmac de Ndjili avec les copies de l’acte certifiées conformes à l’original et l’autorisation de transfert du corps. Je veux prendre l’avion pour Paris de 22 heures, avec la dépouille de mon père. Je ne passerai pas une nuit de plus en RDC. Personne n’a intérêt à faire traîner cette affaire.
Le diplomate gardait le silence mais cette pause était un assentiment.
— Surveillez l’arrivée du vol et soyez au pied de l’appareil, conclut Erwan.
En raccrochant, il vit arriver le Russkoff accompagné de deux Noirs portant une sorte de long cageot en bois mal profilé qui pouvait passer pour un cercueil.
Au fil de sa carrière, Erwan avait croisé assez de macchabs pour connaître précisément les étapes de la décomposition corporelle : acidification du sang, autolyse des tissus, rigidité puis lividité cadavériques, alors que les bactéries et les champignons s’en donnent à cœur joie, provoquant la formation de gaz à l’origine de la coloration verdâtre et du gonflement de la dépouille jusqu’à la putréfaction. Sans compter le rôle accélérateur des légions de la mort : les insectes nécrophages.
Erwan se doutait qu’avec cette fournaise tout se passerait à une vitesse galopante. Inutile de chercher une chambre froide dans l’aéroport de Lubumbashi : on transporta le corps dans un entrepôt destiné aux marchandises organiques — un espace carrelé, fissuré de partout et tapissé de poussière rouge, qui puait les fruits gâtés. Après avoir posé une planche sur deux barils de fuel vides, il demanda des seaux d’eau et du détergent pour les sols.
— Cassez-vous, ordonna-t-il à Chepik et aux Blacks après qu’ils eurent allongé le corps de son père.
Il le déshabilla puis, éponge en main, se mit au boulot. Il ignorait ce qu’il faisait au juste — peut-être cette eau croupie allait-elle encore renforcer le processus de pourrissement. Peut-être le produit nettoyant allait-il attaquer les chairs de son père. Il n’avait qu’une certitude : il devait en effacer le sang coagulé avant de le mettre en bière.
Il commença par les pieds puis remonta vers les jambes. Tout en frottant, il se livra mentalement à une oraison funèbre. Nul n’avait jamais soupçonné les motivations cachées de Morvan. À chaque seconde de son existence, c’était le Kleiner Bastard qui avait réagi et combattu. C’était l’assassin de Cathy qui avait frappé toute sa vie sa propre épouse, lui faisant payer, encore et toujours, la nuit du 30 avril 1971. C’était le flic psychotique, en proie aux voix intérieures et aux hallucinations, qui avait navigué à vue dans les bas-fonds de la politique, draguant les eaux les plus sombres de la France et de l’Afrique pour y collecter l’argent destiné à ses propres enfants.
Le torse. Erwan s’appliquait sur chaque centimètre sans jamais regarder l’ensemble — peau grise et flasque, masse avachie aux plis d’éléphant. Il était en pilotage automatique. Le vrai Erwan laissait dériver ses pensées et tentait d’y intégrer les autres révélations du jour. Pas facile . Lui-même n’était donc pas le fils de Maggie mais celui d’une infirmière tuée par son propre père, manipulé par une hippie hystérique et le psy cinglé qui bandait pour elle. Vraiment pas facile .
Les bras, les épaules — il redoutait d’en venir aux blessures elles-mêmes, crevasses aux bordures noires de la gorge. Erwan avait grandi auprès des assassins de sa mère — comme les enfants des dictatures argentines, adoptés par les bourreaux de leurs parents. Au fond de lui, il n’était pas étonné par cette histoire extravagante — en tout cas, elle expliquait le chaos qui avait présidé à son éducation. Violence de son père. Soumission de sa femme. Refus de Morvan de donner le moindre détail sur ses origines tout en revendiquant des pseudo-racines bretonnes. Qu’on croie à l’intuition ou non, qu’on s’intéresse à l’inconscient ou qu’on n’en ait rien à foutre, Erwan avait toujours pressenti, derrière l’enfer de son foyer, un lourd secret. À son insu, il n’était pas seulement parti chercher en Afrique la vérité sur Cathy Fontana mais aussi sur les racines de sa propre famille. Le réveil était dur. Une pure gueule de bois.
Le cou. Il plongea son éponge dans les eaux souillées du seau puis ferma les yeux pour nettoyer les plaies coagulées. Il se força à songer à son retour à Paris. Il ne savait pas ce qu’il éprouvait. Ce n’était pas des vérités mais des blocs de glace qui lui étaient tombés sur les épaules. Il était comme ces alpinistes qui, après un éboulement, ne ressentent aucune douleur et croient avoir échappé au pire — alors qu’en réalité, ils sont coupés en deux.
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