La toilette du mort était achevée. Pas mal . Il fallait maintenant le mettre en boîte sans traîner : la chaleur paraissait redoubler dans cette salle confinée. Par contrecoup, il se demanda si la soute de l’avion — le vol pour Kinshasa décollait à 17 heures — serait pressurisée. Dans le cas contraire, c’était un coup à congeler le corps, ou à le faire éclater. Il préférait ne pas imaginer la scène.
Trempé de sueur, il se déshabilla et renonça à se nettoyer : l’eau du seau était noire de sang. Il enfila une chemise et un jean apportés par Chepik. Pour son père, il restait un pantalon de mauvais tergal, trop court, et une chemisette à motifs africains. Il l’habilla maladroitement et s’y reprit à deux fois pour « accorder Paul avec Jacques », comme disait Maggie quand il était petit.
Malgré l’heure qui tournait, il prit le temps de contempler ce spectacle inouï : son père, yeux clos, peau terne, vêtu de fringues mal ajustées, pieds nus. Un péon victime d’une révolution sud-américaine. Plus précisément, Erwan songeait aux photos du cadavre du Che en Bolivie, torse nu, regard vide, avant qu’on ne lui coupe les mains pour prouver sa mort. Morvan, héros révolutionnaire ?
Il se concentra sur le cercueil posé sur le sol. De grossières planches de guingois qui semblaient directement sortir de la jungle. Une sépulture de guerre qui convenait bien à son père. Le problème était d’y placer la dépouille — au moins cent kilos de viande morte. Chercher de l’aide ? Non : affaire privée . Il plaça la bière parallèlement à la planche puis poussa le cadavre de manière à le faire rouler puis tomber dans la caisse.
Bruit sourd qui en provoqua d’autres — fissures et craquements. Dans un nuage de poussière rouge, Erwan toussa, agita les bras puis contempla le tableau. Les clous n’avaient pas tenu : les planches étaient éparses autour de la carcasse. Seul point positif, le Padre avait bien roulé à trois cent soixante degrés et était de nouveau sur le dos. Le vrai Erwan aurait peut-être pleuré, prié ou se serait recueilli quelques instants mais l’autre, le pilote automatique, ne fit que saisir les pointes de métal et le marteau que Chepik lui avait laissés, se demandant s’il y en aurait assez pour rafistoler la boîte.
Il s’activa, sans ménager sa peine. En quelques minutes, tout fut bouclé, couvercle compris. Désormais, c’était sa version à lui, et à lui seul, qui ferait autorité jusqu’à Paris — un AVC et basta . Il en livrerait une autre au 36, à l’abri — qu’il n’avait pas encore établie mais qui serait plus proche de la réalité : balles sifflantes et mort violente.
Il fallait maintenant arroser les bonnes personnes, signer la paperasse, puis placer le colis en soute. Enfin, il embarquerait. Quand Mumbanza apprendrait qu’il était encore vivant, il avait intérêt à ne plus être à portée de tir.
Mais le plus dur restait à faire : prévenir les autres.
C’était elle, et elle seule, qu’Erwan avait appelée. Gaëlle aurait presque été flattée de l’attention (elle était la plus forte) si cela n’avait pas signifié prévenir Maggie et Loïc.
Grégoire Morvan, mort… Au téléphone, elle n’avait pas vraiment mesuré l’ampleur du tremblement de terre. Erwan avait réduit les informations au minimum : leur père avait été tué lors d’une fusillade sur fond de brousse congolaise. Pas un mot de plus. Gaëlle aurait tout le temps de cuisiner son frère à son retour. D’ailleurs, la nouvelle n’était pas surprenante. Depuis le départ, ce périple au Katanga sonnait comme le coup de trop.
Cette fin, elle en avait souvent rêvée et avait toujours pensé qu’ils fêteraient ça en famille. Eh bien pas du tout . Le choc était à l’image du Vieux. Il les avait terrifiés toute sa vie. Il allait les traumatiser encore avec sa mort.
Gaëlle avait téléphoné à Loïc puis ils s’étaient précipités pour annoncer la nouvelle à Maggie. Plus tard, Sofia les avait rejoints avenue de Messine. Ils étaient maintenant assis en cercle, silencieux, dans le vaste salon, comme une bande d’ivrognes repentis lors d’une réunion des Alcooliques anonymes.
Une vraie veillée funèbre, à ce détail près qu’ils n’avaient pas le corps.
Gaëlle ne pouvait s’empêcher de penser qu’on était dimanche et que d’une certaine manière, la tradition était respectée. Les déjeuners que leur mère avait fait perdurer malgré les coups, les engueulades, les haines tenaces se bouclaient ce soir, dans ce salon que personne n’avait osé allumer. Hagard, comme soufflé par la nouvelle, chacun ruminait ses souvenirs et ses perspectives d’avenir.
Grégoire Morvan n’avait pas été qu’une ordure. Il avait aussi joué le rôle du pilier de famille, le tronc d’un arbre foudroyé. Il avait assuré une mission de mentor auprès du fils aîné, de protecteur auprès du cadet et… Gaëlle n’aurait su dire ce qu’il avait été au juste pour elle. Il avait voulu l’éduquer, la cadrer, la préserver. Échec sur toute la ligne mais cette autorité avait fini par la définir a contrario. Elle ne s’était formée qu’en réaction à lui — ses conseils, ses souhaits, ses espérances.
Elle était la colombe de Kant qui « fend l’air dont elle sent la résistance » et qui « pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide » — alors qu’au contraire, seule la force opposée des vents soutient l’oiseau et lui permet de planer. Gaëlle avait toujours lutté contre son père et c’était ce combat qui lui avait permis de vivre.
Mais s’était-elle jamais envolée ?
Elle avait arrêté de se nourrir. Tenté de se suicider. Fait la pute. Tout cela en son honneur. Elle avait réussi à lui pourrir la vie mais s’était détruite elle-même. Maintenant, la situation allait encore empirer : elle n’avait même plus de cap auquel tourner le dos. Son tour du monde à l’envers était achevé.
Sinistre consolation : les autres allaient devoir affronter le même vide. Sa mère, tunique mauve, écharpe de soie verte, avait peu de chances de survivre à son mari. Morvan avait été à la fois son dieu et son démon, son totem et son bourreau. Avenue de Messine, le syndrome de Stockholm avait tenu lieu de relation conjugale. Avec ses mains tavelées sur ses genoux et ses yeux exorbités, Maggie paraissait déjà morte.
Loïc, c’était une autre histoire. Il avait essayé de substituer à cette tyrannie un autre esclavage : l’alcool d’abord puis la drogue. Son père mourait alors même qu’il essayait de se passer de coke. Cela allait faire beaucoup de vide autour de lui.
Mais ce soir, Gaëlle discernait autre chose. Dans le demi-jour du salon, le beau visage de Loïc, livide et tendu, brillait d’une aura particulière.
Elle connaissait son frère par cœur. Le plus intelligent, le plus sensible, le plus tourmenté de la famille. Or, il ne paraissait ni abattu ni bouleversé. Il semblait au contraire remonté, déterminé à on ne savait quoi. Avait-il repris la coke ? Non, les symptômes du manque étaient toujours là : tremblements, fébrilité, anxiété. Considérait-il la mort du père comme une libération ? Ou au contraire un évènement qui réclamait vengeance ? Elle doutait qu’il ait décidé de prendre les armes pour livrer bataille au Congo…
Quelque chose était survenu en Italie.
En quelques jours, les patriarches étaient décédés, et tous deux de mort violente. « On chie comme on dîne », aurait dit Morvan. Existait-il une connexion entre les deux assassinats ? Loïc avait-il appris un scoop durant son séjour ?
Instinctivement, Gaëlle se tourna vers Sofia. La présence de l’Italienne était une confirmation. Elle n’était pas là pour Morvan mais pour Loïc — le soutenir, l’épauler, dans un projet ou une épreuve qui n’avait rien à voir avec la disparition du Padre. Gaëlle sentait chez elle la même volonté mêlée de frousse.
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