Morvan s’arrêta et lui offrit son plus large sourire. Sur ses traits de buffle passaient à la fois le soulagement et la victoire. Après tout, il avait ouvert son cœur et exfiltré son fils. Que demander de plus ?
— Je savais qu’en commençant l’histoire, il faudrait, d’une manière ou d’une autre, la finir…
— Réponds-moi : pourquoi ce mariage ?
Le Vieux enjamba la barque et mit un pied à l’eau — Cross était déjà sur la berge, le pilote avait coupé le moteur. Ils s’étaient débarrassés de leur brassière orange mais avaient conservé leur gilet pare-balles.
Morvan tendit la main à son fils et le fit passer du côté de la terre ferme.
— Cathy vivait dans une villa excentrée où personne n’était jamais allé. Le lendemain du crime, avant même qu’on découvre le corps, j’ai dégoté son adresse et j’y suis allé. Je voulais vérifier qu’il n’existait pas là-bas d’indice contre moi.
— Tout le monde savait que vous étiez ensemble.
— Je te parle de mes… problèmes. Je voulais être sûr que rien ne traînait chez elle, genre journal intime, je sais pas quoi… J’ai été servi.
— Qu’est-ce que t’as trouvé ?
— Un bébé. Deux mois auparavant, Cathy avait accouché d’un enfant dont j’étais le père. C’est pour ça qu’elle était venue à Lontano : pour me l’annoncer.
— Un… un bébé ?
— À aucun moment, elle n’avait trouvé le moyen ni le courage de me l’avouer. Peut-être que ça aurait tout changé… J’ai toujours pensé qu’elle m’avait donné rendez-vous à la Cité Radieuse, la dernière nuit, pour me le dire enfin. Mais ma dinguerie a été la plus forte.
— Un bébé ?
Erwan était bloqué en mode repeat . Les roseaux chatoyaient autour d’eux à la manière d’un grand rideau de théâtre, la pièce était finie mais l’acteur ânonnait toujours la même réplique.
— Je faisais à peu près la même tête que toi quand j’ai découvert le nourrisson, poursuivit Morvan. À partir de là, tout s’est passé très vite. D’une certaine façon, cet enfant balayait tous les doutes, toutes les questions. C’était mon fils : j’allais l’assumer et aussi fou que cela puisse paraître, Maggie, celle qui avait fomenté le meurtre de sa mère, s’est tout de suite proposée pour l’élever. Je la revois encore avec sa gueule fracassée et ses pansements, tenant le bambin dans ses bras, me proposer ce deal hallucinant : si je l’épousais, elle s’en occuperait jusqu’à sa mort comme si c’était le sien.
Cross, de l’autre côté des buissons lacustres, les rappela à l’ordre.
— Magnez-vous, fit-il en français. Je le sens pas, là.
Morvan parut ne pas l’entendre.
— Elle est partie à Kisangani, dans la région des Grands Lacs, sous prétexte de se remettre de ses émotions. Neuf mois plus tard, elle annonçait à tous qu’elle avait accouché. Entre-temps, nous nous étions mariés. Nous ne sommes jamais retournés à Lontano.
Erwan demeurait planté sur la berge, aussi raide qu’un pilotis.
— Cet enfant, c’était qui ?
Morvan lui empoigna la nuque dans un geste affectueux :
— À ton avis ?
À cet instant, des coups de feu éclatèrent. Chacun se jeta à terre.
— Ni nani ? hurla Morvan à Cross, toujours posté en avant parmi les broussailles.
— Maï-Maï.
Le mercenaire, arme au poing, paraissait impossible à ébranler. Erwan tourna la tête et remarqua que le pilote, allongé près de lui, tenait aussi un MK12. Sans doute un des fusils de Pontoizau. Prélèvement à la source . Pour ne pas être en reste, il dégaina son Glock et fit monter une cartouche dans la chambre. Il ignorait si son père allait ordonner de riposter ou essayer de passer entre les balles.
Pour l’heure, le silence régnait. Même les oiseaux et les insectes s’étaient tus. Seul le bourdonnement du Cessna se rapprochait. L’avion de ces messieurs était avancé — mais comment l’atteindre ?
— T’en vois combien ? demanda Morvan cette fois en français.
— Au moins une dizaine.
Le Vieux jura mais ne parut pas étonné. Pour ces pillards, Morvan, seul ou presque, à bord d’une pirogue sur le fleuve, ce n’était plus une opportunité mais une offre qui ne se refuse pas. Erwan mesurait les risques que son père avait pris pour le sauver.
Nouvelles rafales. Tous s’aplatirent encore, nez dans la glaise. Grégoire ne cessait de lancer des regards circulaires, craignant sans doute une attaque à revers, côté fleuve. Les balles sifflaient, décapitant les roseaux, se perdant dans la laque bleue du ciel.
Erwan prit une inspiration et leva la tête. C’était sa troisième bataille et il commençait à s’y faire. Et même à en profiter. Les écailles du fleuve qui brasillaient, le ruban vert du rivage qui se détachait sur la toile d’azur, l’air chaud, brillant, saturé d’humidité et de vie exacerbée, les détonations mêmes, avec leur rythme, syncope, contrepoint, chantant un hymne percussif à la mort, tout ça lui semblait d’un coup magnifique et étrangement vierge. Mais peut-être était-ce lui qui était vierge, comme purifié par ces deux jours où il n’avait cessé de mourir…
— Cross, ordonna enfin Morvan, tu nous couvres jusqu’à ce qu’on soit dans le zinc. Toi (le pilote ne semblait pas avoir de nom), tu retournes au bateau et tu mets les gaz. Vous regagnez les mines par le nord. Vous tenez quelques jours avec les gars. Je reviendrai avec du renfort.
Les acolytes ne répondirent pas — sans doute une forme d’assentiment dans l’armée de terre de Morvan. En guise de point final, de nouveaux tirs firent voler des éclats de feuilles et d’écorce, alors que la boue jaillissait en petits geysers furtifs.
Erwan n’avait aucun repère mais le vrombissement de l’avion fut soudain si proche qu’il lui sembla s’élever du sol. Ils n’étaient donc qu’à quelques mètres de la piste d’atterrissage. Courir parmi les buissons : jouable. Trottiner à découvert sur la terre battue du tarmac : beaucoup plus risqué.
— Suis-moi !
Morvan endossa son sac, se releva et s’enfouit dans un sentier qu’Erwan n’avait même pas vu. Il lui emboîta le pas. Petites foulées, chaleur inhumaine, lumière hachurée à travers les feuilles. Le moteur du Cessna, toujours plus proche, ronronnait au-delà des taillis. Erwan se surprit à espérer. Quitter cette terre maudite. Retrouver sa lucidité. Jouir des enseignements de…
Il ne vit pas l’attaque venir : Morvan déchargea une rafale à travers les arbustes. Des soldats en treillis tressautèrent sous les impacts, à quelques mètres seulement, libérant soudain le champ de vision — inespéré : une piste de latérite, où tremblait le Cessna, comme impatient de s’arracher du sol.
Morvan s’avança jusqu’à la lisière des bois, balayant du regard les alentours, et murmura :
— On y va.
Ils s’élancèrent. Erwan s’attendait à recevoir une balle d’une seconde à l’autre, et cette probabilité lui paraissait augmenter à mesure qu’il se rapprochait de l’avion — un bimoteur cabossé qui semblait avoir fait toutes les guerres du Congo.
Cent mètres. Cinquante. Trente…
La porte de l’appareil s’ouvrit. Rien pour monter. Morvan fit la courte échelle à Erwan qui roula à l’intérieur et se retourna aussitôt, à quatre pattes, pour tendre la main à son père. Des Maï-Maï couraient dans leur direction, mitraillant sans prendre le temps de viser.
Pas moyen de soulever le Vieux : un vrai mammouth. Erwan s’arc-bouta encore et tira de toutes ses forces tandis que l’odeur de kérosène vrillait l’air en colonnes brûlantes. Le Cessna se mit en mouvement alors que Morvan avait encore les jambes dans le vide.
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