Il s’agenouilla et glissa dans la main de l’enfoiré l’objet tranchant. Manipulation abjecte dans une boue sanglante, où se confondaient doigts, hémoglobine, métal… Il attrapa le 9 mm et se recula pour contempler le cadavre. Son espoir était qu’on croie à un suicide — après le drame du pensionnaire échappé, le directeur de l’UMD pouvait avoir décidé d’en finir. En réalité, il s’en foutait. Viard et ses commanditaires étoufferaient l’affaire et veilleraient à ce qu’on ne remue pas ces braises mal éteintes.
Il fouilla dans les poches du mort et trouva la télécommande des caméras de sécurité. Couloir, sans un regard pour l’ennemi vaincu. Il était dans un état second, une sorte de transe hallucinatoire, mais légère et diffuse, qui lui donnait l’impression de voler plutôt que de marcher.
Le principal était de sortir de là et de fuir par la lande. Un beau plan pour le générique de fin.
L’odeur de l’herbe et du sel, l’ombre mauve du grand chêne, au bout du jardin, la marée haute. De retour à Bréhat, des mois plus tard. Le printemps éclatait de partout. Cosses de lumière et parfums en délire. Le frère dans une chilienne, enfin remis de ses blessures — il avait même retrouvé sa voix. 15 heures. Loïc apporta sur un plateau du thé ayurvédique et des tasses en grès. Erwan grimaça. Leur rire se perdit dans le soleil puis ils sirotèrent en silence.
Loïc avait pu quitter l’institut Charcot sans problème. Il était même repassé par sa chambre pour embarquer ses vêtements et son passeport puis avait disparu dans les ténèbres. L’enquête avait conclu au suicide de Jean-Louis Lassay, comme il l’espérait. Viard s’était empressé de remettre le couvercle sur toute l’affaire puis avait rendu une visite au cadet des Morvan. Un deal à demi-mot. La paix en échange du silence des frangins. Mister Bobo était reparti comme il était venu, déjà occupé à prendre la place du Vieux à Beauvau.
Maggie était morte le 21 décembre 2012. Loïc s’était fadé, encore une fois, la préparation des funérailles. En accord avec Erwan, il l’avait inhumée à Bréhat, auprès de Grégoire — chacun était le cauchemar de l’autre, qu’ils continuent à rêver ensemble. Ils avaient laissé Gaëlle, leur lady D’Arbanville, à sa solitude de Montparnasse, en attendant de la rejoindre sous terre.
Loïc n’était jamais retourné à Firefly Capital. Les couillons qui y bossaient avaient fait tourner la boîte sans lui durant des semaines : qu’ils continuent sur leur lancée. Il avait passé les mois suivants à s’occuper de son frère et à se rapprocher, lentement, de ses enfants. Sofia avait apprécié l’effort et les termes du divorce se nuançaient. Jamais pourtant ils n’avaient évoqué la solution de revivre ensemble : Loïc avait arrêté la coke mais il n’en devenait pas pour autant le mari idéal. D’ailleurs, il ne se préoccupait que de Milla et Lorenzo : il voulait les comprendre, partager leur univers et ne plus s’ennuyer auprès d’eux. Pour ça, il devait y consacrer tout son cœur — pas question de se disperser avec une femme. Quand il n’avait pas sa progéniture, il faisait du sport et lisait les enseignements du Véhicule de diamant.
Il avait raconté en détail à Erwan sa dernière expédition : l’aîné avait approuvé. Il était entendu que la force et le pouvoir se partageaient désormais entre les deux frères. Depuis, ils n’avaient plus jamais reparlé de l’affaire. Ils évoquaient parfois, du bout des lèvres, Gaëlle comme on effleure une plaie encore à vif. Ils se remémoraient aussi le Vieux au gré d’un détail, d’une anecdote, mais jamais Maggie, qui avait emporté son mystère dans la tombe. Meurtrière, victime, manipulatrice, soumise, aimante, haineuse : pas moyen de fixer l’image.
— Tu en reprends ?
— Ça ira, merci.
Ce n’était plus la même voix ni le même homme. Peut-être le grain râpeux d’un nouveau départ, des friches à cultiver. Loïc remplit à nouveau sa tasse et savoura le breuvage épicé. Une brûlure dont chaque crépitement lui rappelait les heures apaisées du monastère himalayen.
Assis dans l’herbe, adossé au tronc du chêne, il admirait la mer qui épousait la ligne courbe de la terre et recueillait à sa surface les milliards de paillettes du soleil comme le tamis d’un chercheur d’or.
— Je sais ce qu’on va faire, dit-il soudain en se relevant et en se plaçant derrière la chaise longue d’Erwan. On va partir à Zhongdian, toi et moi.
— Où ça ?
— Zhongdian, à la frontière tibétaine. C’est là-bas que j’ai découvert le bouddhisme Vajrayana. On pourrait se faire une petite cure de spiritualité.
Erwan ne répondit pas — pas vraiment chaud.
Loïc poursuivit ses explications, histoire de meubler le vide :
— Les Chinois ont changé le nom de la ville : ils l’appellent aujourd’hui Shangri-la, en référence à un vieux film de Frank Capra, Lost Horizon où des Américains découvrent une ville secrète en Himalaya. Les Chinois se sont donc inspirés des Ricains qui s’étaient eux-mêmes inspirés d’eux et…
Il se tut : le silence de son frère était plus dur que les blocs de granit du rivage.
Il se dit qu’il était inutile de persévérer quand Erwan annonça :
— Je suis d’accord.
Avant d’ajouter, avec une voix qui gagnait déjà en fluidité :
— Horizons perdus… Pile poil pour nous.