Nouveau sourire :
— Disons que l’idée a fait son chemin.
— Vous n’avez jamais voulu que briser la barrière de votre peur… (Tout en prononçant ces mots, Loïc saisit le dernier fait qui coulait de source.) Le seul cobaye, c’était vous.
Lassay s’approcha. Dans cette cellule insonorisée, Loïc avait l’impression de se trouver dans le cerveau même du cinglé. Une folie blanche et verrouillée. Une lumière coupante et surchauffée.
— J’ai pratiqué sur moi les premiers tests, oui. Le Pharmakon m’a libéré. Ma violence, étouffée depuis des années par la peur et la chimie, a reflué avec une sorte de puissance originelle. Plus question de la réfréner. Le Docteur Jekyll avait fait son boulot. Bienvenue à Mister Hyde.
Loïc avait connu le même processus, mais sans l’aide d’aucun médoc. Sa libération, son courage, il les devait à des salopards tels que Lassay.
— En septembre, c’est vous qui avez torturé et mutilé Wissa Sawiris.
— Je prenais depuis plusieurs jours la nouvelle molécule. Il faut du temps pour que les neuromédiateurs saturent les récepteurs. J’ai été saisi par une sorte de transe. J’ai marché jusqu’à l’embarcadère et emprunté le Zodiac. J’avais emporté la boîte à outils qui se trouvait dans le garage à bateaux. Jamais l’idée de l’Homme-Clou ne m’a quitté. J’allais reprendre les choses où elles s’étaient arrêtées pour moi, en 1971, dans une remise à bateaux, justement.
— Pourquoi Wissa ?
— La rencontre d’un soir. Il était poursuivi par les bizuteurs. J’ai accosté et lui ai proposé de le cacher. L’idée lui a paru bonne : il n’avait pas peur des autres, il voulait simplement leur montrer qu’il était le plus malin. Dès qu’il a mis le pied à bord, je l’ai assommé à coups de marteau et l’ai emporté sur l’île de Sirling. Nous nous sommes installés dans le tobrouk et nous avons pu jouer ensemble jusqu’à l’aube. Je n’ai jamais ressenti autant de plaisir de ma vie. Une seconde naissance.
Quand Loïc avait découvert que le psy de Charcot n’était autre que Michel de Perneke, il avait imaginé une vengeance au long cours. Des années de recherches, d’expériences pour simplement ressusciter l’Homme-Clou, le vrai, et le lâcher dans les pattes de son ennemi ancestral, Grégoire Morvan. Il n’avait jamais envisagé que Pharabot puisse être un simple leurre, un épouvantail lancé à la tête de la police en cas de secours.
Lassay continuait — les confessions, c’est comme la toux : quand ça vous démange la gorge, plus moyen de s’arrêter.
— J’ai abandonné le corps, persuadé qu’il faudrait des semaines pour le retrouver. Le missile a changé la donne mais pas mes plans. J’avais déjà décidé d’exercer mon nouveau pouvoir en assassinant des proches de Morvan. Je voulais qu’il comprenne que le passé était de retour — et que ce passé allait le noyer dans le sang.
Loïc revoyait chaque ligne des cahiers d’Erwan. La moindre circonstance marquée au fer rouge sur son esprit.
— En fait, vous aviez prémédité le meurtre de Kaerverec. Les cheveux d’Anne Simoni dans son corps le prouvent.
— Quand j’ai pris les molécules, j’étais prêt pour passer à l’acte, mais dans la direction que j’avais choisie. J’attendais simplement la crise décisive, portant toujours mes fétiches sur moi : la bague de Morvan et les mèches et ongles d’Anne Simoni.
Le tableau était complet : le psychiatre aux manières affables, bienveillant avec ses assassins de patients, n’était que la chrysalide d’un tueur en série en devenir, qui attendait l’éclosion de sa pulsion meurtrière. Méfiez-vous de l’eau qui dort…
— L’Homme-Clou : pourquoi ce modèle ?
— Pharabot m’a laissé une empreinte indélébile. Lontano a été ma maïeutique. Je voulais aussi terrifier ton père, lui rappeler l’humiliation qu’il m’avait indirectement fait subir. Tuer pour coucher, moi !
Du point de vue des mobiles, la mosaïque se mettait en place mais quelques pièces traînaient encore. Reprenons le puzzle .
— Les autres meurtres, comment ça s’est passé ?
— Mon plan était préparé depuis longtemps.
— Avec l’aide d’Isabelle Barraire.
— Bien sûr. Quand j’ai raconté à ton frère qu’elle idolâtrait Pharabot, il a avalé le bobard sans moufter. Ce qui prouve qu’un bon flic peut totalement manquer de psychologie. Isabelle, fascinée par ce vieux dément décati ? Qui aurait pu croire une connerie pareille ? Non, elle a été à la fois ma patiente, ma maîtresse et ma partenaire. Elle s’est passionnée pour mes recherches, qui étaient le prolongement de celles de son mari.
— Par amour ?
Lassay éclata de rire :
— Ça fait un moment qu’on évolue dans des sphères infiniment plus complexes.
Des amants assassins. Une liaison entièrement vouée à la violence et à la folie. Un vaccin qui exacerbe le mal. Pas vraiment le courrier du cœur, en effet .
— Parlez-moi d’Anne Simoni.
— Isabelle la soignait pour ses penchants vicieux. Elle n’a eu aucun mal à l’attirer dans un piège. Nous l’avons embarquée sous le pont d’Arcole. Je suis redevenu l’Homme-Clou. Nouvelles jouissances, nouvelles confirmations. Le Pharmakon avait brisé mes inhibitions.
Loïc avait l’impression d’évoluer dans un désert torride, crânes blanchis, corps oubliés, chaleur à crever. Il revoyait le rapport d’autopsie d’Anne Simoni et les horreurs que Lassay lui avait fait subir. Pas la peine d’épiloguer.
Quant aux détails logistiques — le lieu du sacrifice, l’utilisation du Zodiac, la prouesse de la mise en place du corps —, il laissait ça aux flics, c’est-à-dire à personne. Lassay ne serait jamais arrêté. Soit il mourrait, soit il s’en sortirait blanc comme le cul d’une vierge, mais tout se réglerait ici, cette nuit, entre ces quatre murs.
— Ludovic Pernaud ?
— Très difficile d’approche. Pour l’occasion, Éric Katz est redevenu femme. C’est elle qui lui a injecté l’anesthésiant. Je suis arrivé pour le sacrifice.
— Il n’y avait aucune trace de produits chimiques dans son sang.
— C’est mon métier. Accorde-moi l’avantage de connaître exactement la nature des produits que j’utilise et les résidus qu’ils laissent dans l’organisme.
Les images se bousculaient dans la tête de Loïc. Un psychiatre séduisant assisté d’une femme-homme qui avait embaumé son propre mari et ses enfants. Une force meurtrière libérée par un sérum contre-productif. Des bricolages neuronaux qui se traduisaient dans le réel par un déferlement d’horreur…
— Gaëlle à Sainte-Anne, lâcha-t-il comme un drogué exigeant sa nouvelle dose.
— Je devais me rapprocher de Morvan par cercles concentriques, comme un serpent. L’élimination de ta sœur était une étape décisive mais j’ai sous-estimé cette gamine. Gaëlle était bien la fille de son père. Plus folle et plus combative que n’importe quel guerrier fanatique.
Il tressaillit. Gaëlle. Sa force, sa fragilité, sa présence, perdues à jamais. Les yeux de Loïc brûlaient maintenant — de larmes. Reviens aux faits. Ne faiblis pas . L’exercice mental consistait à confronter, en temps réel, les notes d’Erwan et les confessions de Lassay. Passe à l’Homme-Clou .
— Quel a été le rôle de Pharabot ? Pourquoi l’avoir rapatrié de Belgique ?
— Quand ton frère est venu m’interroger, j’ai compris qu’il lui faudrait un coupable. J’ai eu l’idée de le lui fournir.
— Quand exactement l’avez-vous fait revenir ?
— Le samedi 15 septembre, après mon détour à Marseille.
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