Il se retourna et considéra l’homme qui avait tout orchestré : un grand gaillard poivre et sel, portant encore beau et inspirant une confiance immédiate. L’archétype du toubib omniscient. Le Vieux disait toujours : « La première impression ne sert qu’à endormir la vigilance. »
— Je vais te raconter une histoire, commença le psy.
Avant d’en finir, son exécuteur allait donc s’offrir l’ultime luxe d’une confession. Ça tombait bien : il était venu pour l’entendre, même si c’était pour l’emporter dans la tombe.
— Je peux m’asseoir ?
— Fais comme chez toi.
Loïc se laissa glisser sur le sol, dos au mur. Jambes groupées, mains autour des genoux, acculé dans ce carré vide, il faisait un fou très acceptable. Ferait-il un bon cadavre ? La soif, toujours .
— L’histoire, reprit Lassay, d’un homme saturé de désir mais qui ne pouvait jamais passer à l’acte. Une sorte d’impuissant torturé par ses pulsions. Peu à peu, cet homme a trouvé une solution, ou du moins il a cru la trouver. Il a vécu ses passions par procuration. En guidant, en conseillant ses patients, il les a fait agir et a consommé ses passions à travers eux. C’était frustrant, humiliant, mais ça lui donnait au moins l’impression d’exister. Un détail que je ne t’ai pas dit : les désirs de cet homme ne concernaient que la violence et la mort. Il rêvait de meurtres, de tortures, de souffrances. Il ne bandait que pour cela, ou presque, mais ne parvenait pas à franchir le pas. Pas par morale mais par lâcheté. Simplement par frousse : frousse de sa victime, de la police, des conséquences de ses crimes. Un eunuque de la violence. Il rêvait de brutalité mais n’était pas équipé pour assumer de tels instincts. Un faible, incapable de prendre le moindre risque au nom de son vice. Cette vérité, il l’a découverte il y a quarante ans, dans un pays sans loi ni pitié que des pionniers essayaient de marquer de leur empreinte. Dans cette ville noire et rouge, l’homme a d’abord rencontré une femme. Il a éprouvé pour elle une attirance… irrésistible. Il a aussi croisé la route d’un flic : jeune, traumatisé, dément. Tout de suite, il a compris que cet être possédait ce qu’il lui manquait : la force, le courage, la capacité de tuer. Il l’a alors soigné et découvert un bien plus précieux encore au fond de lui : non seulement le cinglé pouvait tuer mais il avait, sous la main, une victime toute trouvée…
Les murs réfractaient avec violence la lumière électrique. Lassay, dans sa blouse blanche, collait au décor.
— Maggie m’a offert son corps en échange de la peau de Cathy Fontana, reprit-il, mais j’aurais poussé de toute façon Morvan à la tuer.
— Je ne suis pas venu ici pour écouter ces vieilles salades…
— Tu te trompes : je te parle du présent. Des évènements fondateurs qui expliquent tout ce qui est survenu depuis deux mois. Cette nuit-là, j’ai compris qui j’étais vraiment…
Il partit d’un ricanement lugubre, portant discrètement la main à son sexe.
— Quand Maggie charcutait Cathy, je l’observais à travers les planches de la remise. Cela a été pour moi une… révélation. Plus tard, quand on a fait l’amour, sur les lieux mêmes du supplice, son corps ne m’importait plus. Ce qui m’excitait, c’était de coucher avec la meurtrière, dans cette puanteur de sang encore chaud…
— Où vous voulez en venir ? cria Loïc. Tout ce que vous avez réussi à faire alors, c’est fuir le Congo et disparaître. Vous avez changé de nom et mené votre carrière de psychiatre cinglé en Belgique. Quel rapport avec les expériences de ces dernières années ?
Lassay-de Perneke soupira et conserva le silence quelques secondes. La lumière emplissait chaque seconde. Brûlure blanche qui crépitait sous le crâne de Loïc, se transformait en barre noire sous ses paupières.
— À mon retour en Europe, j’ai soigné les névroses des autres et les ai observées. C’est à travers elles que j’ai essayé de mieux me comprendre, d’analyser pourquoi je souffrais tant de ne pouvoir tuer ou faire souffrir.
— Il ne vous est jamais venu à l’idée que cette frousse vous empêchait de faire le mal ?
— Je reconnais là le jugement pesant et borné de la foule…
— J’ai été alcoolique, héroïnomane, cocaïnomane. Je suis bisexuel et bouddhiste. C’est moi qui ai tué Pharabot. Je lui ai arraché le visage de mes propres mains. Je ne crois pas être l’échantillon modèle de la masse laborieuse.
— Tu as tué par vengeance. Tu as tué pour sauver ton frère. Tu as tué avec cette conviction naïve que tu faisais le bien. Tu ne sais rien de l’addiction au mal, de la violence d’un désir funeste qui te submerge et te consume tout entier.
— Je viens de vous dire que j’ai été accro à l’héroïne.
— Change la seringue pour un couteau et tu auras une idée de ce que j’éprouve depuis des années.
Après son OD, Loïc n’avait pas envie de regarder à nouveau le fond du gouffre. Mais il commençait à voir le lien entre le petit salopard qui avait voulu sauter Maggie à Lontano et le grand professeur spécialiste des pathologies dangereuses : Lassay-de Perneke n’avait jamais cherché qu’à se soigner lui-même.
— J’ai dû, durant tout ce temps, m’abrutir de calmants, me castrer chimiquement et vivre mes pulsions par l’intermédiaire de mes patients qui faisaient le mal sans intelligence ni brio.
Loïc devinait ce qu’avait été son existence. Une vie de hyène, de chacal, forcé de se nourrir des restes des crimes des autres. Il l’imagina se délectant des confidences des déments les plus dangereux, se branlant sur les rapports d’autopsie de leurs meurtres, couchant avec des femmes criminelles, leur soutirant en échange de quelques pilules ou d’un rapport favorable leurs confessions, murmurées en pleine baise. Chassé des terres africaines, de Perneke n’avait plus cessé de rôder autour des atrocités des autres comme les charognards visitent la nuit les cimetières.
— La rencontre avec Hussenot a tout changé, c’est ça ?
— Enfin une remarque pertinente. Oui, cet élève m’a apporté un bien inestimable : une approche purement physiologique, une analyse neurologique du mal.
— Vous n’y aviez jamais pensé ?
— Ce n’était pas ma formation. Hussenot était à la fois psychiatre et neurologue. Il étudiait le circuit de la violence. Je me suis mis au diapason. Je suis retourné à la fac. J’ai acquis des connaissances spécialisées. Nous avons pu alors nous associer pour ouvrir une clinique.
— Les Feuillantines.
— Les Feuillantines, oui. Une simple vitrine officielle…
Loïc connaissait l’histoire du Pharmakon : rien à carrer. Ce qui l’intéressait, c’étaient les motivations intimes de Lassay. Jusqu’alors, le psy n’avait eu que deux moyens pour soulager ses pulsions meutrières : étouffer ses clients à coups de tranquillisants ou les faire passer à l’acte. Les travaux de Hussenot lui permettaient d’envisager une troisième voie. Un bridage intérieur.
Lassay confirma :
— À mesure que nous analysions le cheminement neuronal de la violence chez l’homme, je savais que nous étions en train de décrire, d’un point de vue clinique, ma maladie. J’ai aussi compris qu’un autre réseau, celui de la peur, court-circuitait chez moi mes propres pulsions. Nos travaux m’ouvraient enfin une solution. Il fallait détruire chez moi ces neurones qui bloquaient la libération des neuromédiateurs de l’agressivité…
À cet instant, et à cet instant seulement, Loïc eut une illumination. Il s’était trompé : de Perneke-Lassay ne voulait pas se soigner mais se libérer.
— Vous n’avez jamais cherché un vaccin contre la violence. Ce qui vous importait, c’était la première partie de l’expérience, l’effet premier des analogues : le redoublement de l’agressivité.
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