Jean-Christophe Grangé - Le concile de pierre

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Diane Thiberge est un drôle d’animal : grande, belle, blonde, elle a été, adolescente, victime d’une horrible agression. Résultat : elle est maintenant solitaire, championne en arts martiaux et spécialiste du comportement des animaux prédateurs. À 29 ans, pour sortir de sa citadelle, elle décide d’adopter dans un orphelinat en Thaïlande, un petit garçon de cinq ans. Lu-Sian, dit Lucien, va changer sa vie... pour le meilleur et pour le pire ! Suite à un accident de voiture qui laisse Lucien cliniquement mort, des meurtres vont se succéder autour de Diane. Peu à peu, les contours d’une terrifiante machination se font jour et vont entraîner Diane jusqu'en Mongolie, dans une ethnie aux étranges pouvoirs. Tout se jouera au centre d'un cercle de pierre témoin d’atroces expériences…

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Jean-Christophe Grangé

Le concile de pierre

LES PREMIERS SIGNES

1

EN tout et pour tout, Diane Thiberge disposait de quarante-huit heures.

Depuis l’aéroport de Bangkok, elle devait rejoindre Phuket par un vol intérieur, puis tailler la route plein nord pour atteindre Takua-Pa, en bordure de la mer d’Andaman. Là, elle devait passer une brève nuit à l’hôtel et réattaquer à cinq heures du matin, en maintenant son cap. A midi, elle serait à Ra-Nong, sur la frontière birmane, où elle s’enfoncerait dans la mangrove pour recueillir l’objet de son voyage. Après ça, elle n’aurait plus qu’à effectuer le même chemin en sens inverse, et à attraper le vol international pour Paris le lendemain soir. Le décalage horaire jouerait en sa faveur — elle gagnerait cinq heures sur le temps parisien. Elle pourrait se présenter à son boulot lundi matin, 6 septembre 1999. Comme une fleur.

Mais voilà que le vol de Phuket n’arrivait pas.

Voilà que rien ne se passait comme prévu.

Diane se rua dans les toilettes, l’estomac noué comme une corde. Elle sentit la nausée la submerger et pensa :

" C’est le décalage horaire. Ça n’a rien à voir avec le projet. " L’instant suivant, elle vomit, jusqu’à ce que ses entrailles flambent dans sa gorge. Le sang cognait dans ses artères, son front était glacé, son cœur palpitait, quelque part, partout, dans son torse. Elle se contempla dans les miroirs. Elle était livide. Ses mèches claires et ondulées lui semblaient plus que jamais incongrues dans ce pays de petites brunes lisses, et sa taille — cette taille immense qui la complexait depuis l’adolescence — plus dingue encore.

Diane s’humecta la figure, nettoya la boucle d’or qui lui perçait la narine droite puis réajusta ses petites lunettes de baba cool. Elle retourna dans la salle des transits, flottant dans son tee-shirt comme un fantôme. La climatisation lui parut de glace.

Elle scruta encore l’écran des vols au départ. Aucune annonce pour Phuket. Elle esquissa quelques pas. Son regard s’arrêta sur les panneaux d’avertissement placardés partout dans la salle, rédigés en thaï et en anglais : toute personne arrêtée en possession de drogues dures sur le territoire de la Thaïlande serait condamnée à mort, par fusillade. Au même instant, deux flics passèrent derrière elle. Uniformes kaki. Flingues à crosses quadrillées. Elle se mordit les lèvres : tout lui paraissait hostile dans ce foutu aéroport.

Elle s’assit et tenta de maîtriser ses tremblements. Pour la millième fois de la matinée, elle se repassa le périple en détail. Il fallait qu’elle réussisse. C’était son choix. Sa vie. Il n’y aurait pas de retour à Paris les mains vides.

Enfin, à quatorze heures, la navette pour Phuket décolla. Diane avait perdu cinq heures et demie.

C’est là-bas qu’elle retrouva, réellement, les tropiques. Ce fut un soulagement. Des nuages bleuâtres s’étiraient au loin, des foyers d’argent irradiaient le ciel. Au bord de la piste, des arbres pâles oscillaient alors que la poussière tourbillonnait en vrilles d’inquiétude. Surtout, il y avait l’odeur. L’odeur de la mousson, brûlante, suffocante, saturée de fruits, de pluie, de pourriture. L’ivresse de la vie lorsqu’elle dépasse son propre seuil et devient décomposition. Diane ferma les yeux de ravissement et manqua de s’étaler sur la passerelle accolée à l’avion.

Seize heures.

Elle courut à l’agence de location de voitures, arracha les clés des mains de l’hôtesse puis rejoignit son véhicule. Sur la route, la pluie commença. Quelques gouttes d’abord, puis de véritables trombes. Leur martèlement sur le capot formait un vacarme assourdissant. Les essuie-glaces n’étaient pas de taille contre cette boue rougeâtre. Diane conduisait visage collé au pare-brise, doigts verrouillés au volant.

Dix-huit heures. Juste avant la nuit, l’averse se calma. Dans le crépuscule, le paysage devint étincelant. Des rizières brillantes, des maisons brunes, dressées sur pilotis, des buffles d’or aux cornes effilées. Parfois, aussi, des temples ciselés, aux toits retroussés… Et toujours, le ciel, strié d’éclairs, marbré de noir, qui s’épanchait maintenant, à droite, en une rougeur languissante.

Elle atteignit Takua-Pa à vingt heures. Alors seulement elle se détendit. Malgré le retard, malgré la panique, elle était dans les temps.

Elle trouva un hôtel au centre de la ville, près d’un haut réservoir d’eau, et dîna sous un auvent. Elle se sentait beaucoup mieux. La pluie qui avait repris revêtait tout son être d’un halo de fraîcheur bienfaisant.

C’est alors qu’elles arrivèrent. Des fillettes trop maquillées, serrées dans des minijupes de skaï, affublées de débardeurs minuscules. Diane les observa. Dix-douze ans, pas plus. Elles ressemblaient à des outrages sur hauts talons. A l’autre bout de la salle, des colosses blonds se poussaient déjà du coude. Des Allemands, ou des Australiens, épais comme des quartiers de bœuf. Tout à coup, Diane perçut une sorte d’hostilité à son égard, comme si sa présence gênait les enjeux qui liaient tout ce petit monde.

Elle sentit la bile lui brûler la gorge. Encore aujourd’hui, à près de trente ans, elle ne pouvait envisager l’idée même du sexe sans être étouffée par un malaise, une nausée radicale. Elle s’enfuit dans sa chambre, sans se retourner, sans éprouver la moindre compassion pour ces mômes livrées à l’avidité des mâles.

Allongée sous la moustiquaire, elle songea une fois de plus à son objectif. Juste avant de s’endormir, elle revit le panneau menaçant de l’aéroport, les uniformes des flics, les crosses de leurs armes. Il lui semblait entendre des claquements de verrou lointains, des bourdonnements d’hélicoptère, plus lointains encore…

A cinq heures du matin, elle était debout. Son trouble avait disparu. Le soleil était là. La fenêtre débordait de luxuriance, comme le hublot d’un navire ouvert sur une tempête végétale. Diane se sentait d’humeur à retourner la jungle, s’il le fallait.

Elle reprit la route et parvint à Ra-Nong en fin de matinée. Exactement comme elle l’avait prévu. Elle découvrit la mer ; plutôt une longue hésitation de marécages s’insinuant parmi des entrelacs d’arbres à fleur d’eau. Quelque part au fond de ce labyrinthe aquatique se perdait la frontière birmane. Un pêcheur, sans un mot, accepta de l’emmener. Ils glissèrent aussitôt sur les flots noirs. La chaleur, la lumière, les murailles vertes qui filaient ; Diane encaissait chaque sensation, stoïque, la gorge sèche, la peau chauffée à blanc.

Une heure plus tard, ils rejoignirent une langue de sable sur laquelle se dressaient des bâtiments de ciment. Elle posa le pied sur le sable et éprouva le sentiment de triomphe d’une petite fille : elle y était arrivée. Nulle part sur la planète n’existait un endroit qu’elle n’aurait pu atteindre…

Devant le dispensaire des enfants chahutaient, indifférents à la fournaise de midi. Diane observa leurs tignasses noires, leurs yeux sombres sous les palmes légères des cils. Elle pénétra dans le bâtiment principal et demanda Térésa Maxwell. Elle était trempée de sueur. Il lui semblait qu’elle franchissait un miroir. Un miroir qu’elle avait usé à force de le rêver.

Une vieille femme arriva, vêtue d’un chandail bleu marine d’où dépassait un large col blanc. Le modèle pelle à tarte. Sous des cheveux courts et gris, le visage, large et débonnaire, paraissait fixé par une constante expression de méfiance. Diane se présenta. Mme Maxwell l’emmena au bout d’une galerie ajourée, dans un bureau dénué de mobilier à l’exception d’une table bancale et de deux chaises.

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