Pas moyen de se relever ni d’attraper le matos. Il se cramponna au sommier et se hissa au niveau du drap. La toux, de plus en plus violente. Il avait la gorge en feu mais n’avait pas soif — le crack annule tout besoin. Avec terreur, il se rendit compte qu’un signe diabolique avait été tracé sur le tissu blanc avec son propre sang.
In extremis , il parvint à attraper un dernier caillou. Une taffe encore mais le miracle n’eut pas lieu. Juste une toux à lui sortir les yeux des orbites. Des battements cardiaques si rapides qu’ils ne formaient plus qu’un seul son. Il allait crever, il allait… Soudain, un éclair de lucidité : c’était l’heure — la nana d’en bas allait appeler et il serait temps de la prévenir. Il regarda sa montre et vit que ses aiguilles avaient fondu, comme dans une toile de Dalí. Il tapa sur le cadran, se frotta les yeux, découvrit la catastrophe : 9 h 20. L’heure du réveil était passée. La fille n’avait pas appelé, aucune chance qu’elle vienne frapper à la lourde.
Ou bien n’avait-il rien entendu ? La sonnerie du téléphone. Les coups à la porte. Peut-être même avait-il répondu, alors qu’il conversait avec Dieu ou tournait dans un mandala comme un hamster dans sa roue… Il était foutu : asphyxie, tachycardie, il n’en avait plus que pour quelques secondes et on retrouverait son cadavre dans une dizaine d’heures.
Il se releva : les murs gondolaient, le sol s’enfonçait, le plafond se gonflait comme une bâche gorgée d’eau. Son briquet : il pouvait encore foutre le feu à la piaule pour provoquer une alerte. Il ne le trouvait pas, n’y voyait rien, impossible de se mettre debout. Il voulut crier mais rien ne sortit de sa bouche en sable. Ou plutôt des gémissements qui le déchiraient de part en part. Sanglots. Plaintes. Râles. Sors de là .
Au-delà de ses douleurs, un fait le traversa comme un pieu, une vérité extralucide : sa chambre était au premier étage. Quelques mètres, une pelouse… Fais un effort, relève-toi, fonce dans la vitre . Il s’élança en songeant à Gaëlle. Changea d’avis dans les airs : il ne voulait plus être sauvé mais mourir pour la rejoindre.
Quand il rouvrit les yeux, il était dans une chambre inconnue. Des murs pâles, une armoire, une table de lit — des perfusions et des appareils de surveillance. Il savait où il était. Durant son transfert, malgré son cerveau cramé et son corps courbaturé, il avait capté des mots, une destination. On avait dû l’hospitaliser au plus vite, au plus proche. L’institut Charcot, à quelques kilomètres de Locquirec…
Ainsi, son plan avait fonctionné. Une overdose pour forcer les portes de l’UMD. Il savait que Jean-Louis Lassay n’accepterait jamais de le recevoir. Qu’au moindre geste de sa part, le toubib préviendrait Viard et qu’on le jetterait à la mer, lesté dans un sac de toile de jute.
Restait la grande porte : celle des malades. En se faisant une OD à quelques kilomètres de la fabrique des monstres, Loïc était certain qu’on l’hospitaliserait là-bas en urgence, même si l’unité n’était pas un hôpital public. Désormais, il était dans la place, vivant, conscient, pas trop cassé — et sous une fausse identité, celle du passeport acheté à Mickey. Comme disaient ses sbires à Firefly Capital : « Y a plus qu’à. »
D’après les commentaires des urgentistes, il avait fait un accident vasculaire sérieux. Ses veines s’étaient resserrées au point de ne plus rien laisser passer. Ses poumons s’étaient bloqués comme des pneus trop gonflés. On l’avait défibrillé à coups de chocs électriques. On l’avait intubé. On l’avait perfusé. La machine était repartie.
Il ignorait combien de temps il avait dormi. Des heures. Des nuits. Des jours. À son réveil, les choses s’étaient corsées. Il avait chié et vomi à n’en plus finir. L’image qui lui restait : des chiottes trop blanches et trop grandes (le modèle handicapés), lui, recroquevillé sur le siège, se vidant alors même que la migraine lui martelait la nuque. On l’avait ensuite remis au lit et ça avait été au tour des crampes et des convulsions de s’en donner à cœur joie. Arc-bouté sur le lit, il passait parfois en mode tétanie, plus raide qu’un réverbère.
Piqûre. Il sombrait de nouveau, sans la moindre notion du temps : on lui avait pris sa montre. Tout passait par ses veines et il se laissait engraisser à coups de vitamines, de calmants, de solutés. Quand il se réveillait, il variait les plaisirs : crises de manque, attaques de panique, saignements de nez, convulsions qui le laissaient trempé de sueur et perclus de courbatures. La seule chose qui lui paraissait constante était sa dégénérescence cérébrale. Qu’il veille ou qu’il dorme, ses neurones continuaient à se faire la malle.
Maintenant, pour la première fois, il se sentait bien, dans une relative possession de ses moyens. Des sons dans le couloir, des odeurs chimiques dans les ténèbres. Il captait la réalité comme un plongeur sous l’eau saisit le monde de la surface.
Malgré son état précaire, il se réjouissait encore de sa réussite. Il était dans l’antre du diable et l’ennemi ignorait sa véritable identité. Il pouvait donc se reposer en mettant au point la meilleure des stratégies.
Il se répétait ce motif de satisfaction, se prenant pour Machiavel (un retour de flamme de la coke), quand la porte de sa chambre s’ouvrit doucement. Une haute silhouette pénétra dans son aquarium et, dans le rai de lumière du couloir, il aperçut, sidéré, un calibre dans la main du visiteur.
— Il est temps qu’on parle toi et moi, Loïc.
Machiavel avait encore des progrès à faire. Michel de Perneke, alias Jean-Louis Lassay, lui ordonna de se lever et de s’habiller. Encore sous sédatif, Loïc dut arracher sa perfusion pour enfiler un sweat-shirt et un pantalon de jogging. Chaque geste lui coûtait un effort de chien et il manqua de se ramasser plusieurs fois. Lassay lui désigna le couloir avec son calibre. Y a plus qu’à…
Ils traversèrent le campus en silence afin de rejoindre les bâtiments de l’UMD qui faisaient face à l’hôpital. Lassay emprunta les coulisses : pas un garde ni un infirmier pour les intercepter. Il déverrouillait des grilles, des portes — la nuit était complète et Loïc n’avait toujours pas la moindre idée de l’heure. Il avait la gorge si sèche que son palais lui semblait brûler.
Ascenseur, direction sous-sol. Pas un mot dans la cabine. La situation se passait de commentaire : de Perneke-Lassay, qui nourrissait une haine inextinguible pour les Morvan, connaissait le visage de chaque élément du clan. Bien sûr . On lui avait servi le dernier survivant sur un plateau.
Un sas s’ouvrit. Nouvel ordre du canon : « Après toi. » Loïc s’engagea dans un couloir. Murs nus, tuyaux apparents, portes verrouillées : l’étage des camisoles. Il marchait avec difficulté. Ça sentait même la corvée de bois à plein nez. Lassay allait l’abattre au fond d’une cellule d’isolement et dissoudre son corps dans la chaufferie de l’institut. Pourtant, Loïc ne songeait qu’à sa soif.
Un détail le préoccupait aussi depuis qu’ils déambulaient comme deux fantômes dans ce bâtiment. Lassay ne semblait pas craindre les caméras de sécurité — un couvre-feu pour la surveillance ? Impossible. Il eut la réponse devant une nouvelle porte. Le psy tenait dans sa poche une petite télécommande chromée — à l’évidence il stoppait les caméras à volonté. Après tout, il était maître chez lui…
— Arrête-toi.
Loïc s’exécuta. De Perneke joua de son badge et ils pénétrèrent dans une cellule d’une blancheur aveuglante : quatre murs, sol, plafond à l’unisson, et c’était tout. Aucune fenêtre, aucun meuble, un plafonnier inaccessible, protégé par du verre blindé. Fait comme un rat, mais un rat de laboratoire .
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