Un vertige le prit. Ces efforts sous drogue l’avaient complètement vidé. Pas moyen d’envisager les conséquences d’un tel scénario. Une vengeance au long cours. Des recherches qui, sous l’alibi du progrès scientifique, poursuivaient un autre but : la résurrection de Pharabot et l’anéantissement du clan Morvan.
L’idée de régler son compte à Lassay l’avait toujours chatouillé mais aujourd’hui, immobilisé dans ce lit, que pouvait-il faire ? Surtout, que prévoyait l’autre en face ? S’il avait vu juste, si de Perneke et Lassay étaient un seul et même homme, cela supposait-il un dernier acte ? Un autre piège ?
À cette pensée, il se dit qu’une différence, de taille, séparait les deux hommes : de Perneke était un lâche qui n’avait jamais pu passer à l’acte (c’est Maggie qui avait charcuté Cathy), Lassay au contraire était un dur qui ne craignait pas la violence physique. Comment expliquer un tel changement ? S’était-il aguerri avec l’âge ? Prenait-il une drogue ou un quelconque produit de son invention ?
Des fourmillements à travers les membres : le beau JL avait passé plusieurs décennies à travailler sur la violence. Il prétendait vouloir l’endiguer — mais peut-être avait-il exploré d’autres voies, afin par exemple de libérer sa propre agressivité…
Le pire était qu’Erwan n’était sûr de rien et qu’il ne pouvait ni bouger ni même appeler — personne ne l’aurait cru. Dans cette chambre noire, il était pire que mort : enterré vivant.
Il ferma les yeux — paupières sur paupières, ténèbres sur ténèbres — et se mit à prier pour Loïc.
En partant après minuit et en respectant les limitations de vitesse, il parvint à Brest aux environs de 7 heures. Pas question de conduire l’Aston Martin : il s’était rabattu sur l’Audi A3 qu’il utilisait jadis pour aller au boulot.
GPS. Locquirec. Hôtel face à la mer. Une baraque blanche de plusieurs étages, volets bleus, pelouse verte. Hors saison, l’établissement tournait en sous-régime et ne proposait que quelques chambres : Loïc ne fit pas le difficile. Il exigea d’être réveillé impérativement à 9 heures. Tout en parlant, il multipliait les tics nerveux et grimaçait. La jeune femme à la réception le regardait de travers — l’heure d’arrivée, sa mine de déterré, sa fébrilité : Loïc puait le client à problèmes. Elle lui proposa même d’appeler un médecin — il la rembarra méchamment et répéta sa rengaine :
— Réveillez-moi à 9 heures ! C’est très important !
Aussitôt dans sa chambre, il se mit au boulot : deux heures pour se défoncer à mort. Il arracha la couverture du lit et déploya son matos sur le drap : cuillère à soupe, coke, bicarbonate, briquet, flacons de sérum physiologique, papier d’alu et pipe à eau. Allez, chef .
Au creux de la cuillère : trois parts de coke, une de bicarb, un peu de sérum. On chauffe. Quand ça frise sur les côtés, on arrête — surtout pas d’ébullition. On remet ça. Bientôt, une goutte huileuse apparaît à la surface : la cocaïne basée. On chauffe encore puis, avec un coin de drap, on éponge le fond. Un peu d’eau pour refroidir l’huile qui durcit. On évacue à nouveau la flotte, on nettoie le caillou : le free base est prêt. De quoi se faire une première pipe.
Avec ce qu’il avait en tête, il devait se préparer au moins vingt fragments. Quand il les aurait fumés, son cerveau ne serait plus qu’une crevasse, son cœur un corps mort et ses veines des tuyaux de plomb. Si tout se passait bien, c’est exactement à cet instant que la réceptionniste, inquiète de ne pas le voir répondre à ses appels téléphoniques, le découvrirait dans sa chambre.
Au dixième caillou, la puanteur du bicarb grillé saturait la chambre, son pouce brûlait à force de tenir le briquet allumé et il ressentait des fourmillements partout dans le corps. L’appel de la drogue. Son plan était risqué mais il comportait une part jouissive : une overdose en guise d’arme fatale, qui dit mieux ?
Il manipulait toujours ses ingrédients : coke, bicarb, sérum, feu… Tous les shootés connaissent le free base : quand vos veines ressemblent à des lianes desséchées et que votre peau est tellement percée que vous avez peur de pisser par les bras, alors vous passez à la fumette. Jamais Loïc n’avait acheté du crack dans la rue : il préférait faire sa cuisine lui-même. On devient alors un petit chimiste et on prétend fumer un produit purifié. En réalité, exactement la même merde qu’on vous vend dehors mais le drogué se berce d’illusions, c’est bien connu.
Au quinzième caillou, il se dit qu’il pouvait commencer à fumer tout en continuant sa tambouille. Non. À la troisième taffe, il ne pourrait plus penser à autre chose qu’à la suivante, et ainsi de suite. En quelques bouffées, le crack vous rend accro et transforme votre vie en réaction en chaîne infernale.
Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf… Enfin, il rinça la dernière concrétion et contempla son butin sur le drap. Vingt pierres pour un aller sans retour, façon Petit Poucet. Ses fourmis étaient devenues des tremblements. Le produit basé l’appelait avec force, les vapeurs d’alcaloïde lui chatouillaient les narines comme un membre fantôme démange un mutilé.
Pipe à eau. Papier d’alu. Il brisa les premiers fragments et fit feu. En moins de quelques secondes, la fumée atteignit son sang via la muqueuse pulmonaire puis le sang lui monta au cerveau jusqu’à l’explosion. BAM ! La jouissance l’enveloppa comme le papier d’argent moulait sa pipe. Du bon, du brûlant, du scintillant. Il se laissa tomber en arrière et se cogna la tête contre la fenêtre. Sans rien sentir.
Aucune idée du temps qui s’écoula mais ce fut trop court : il retombait déjà. Vite, un nouveau caillou. Je casse, je place, j’allume . C’était comme jouir de nouveau juste après avoir éjaculé, plaisir et perte de soi s’entraînant l’un l’autre. Chaque respiration devenait une bénédiction, chaque battement cardiaque une giclée de bonheur. Son être s’était dilaté dans l’espace : il pouvait tout, il savait tout. Des éclairs dorés crépitaient dans son cerveau en accéléré. Des intuitions géniales jaillissaient dans son esprit. Martingales boursières hallucinantes — je dois les noter —, révélations intenses sur le Vajrayana — je dois prier —, solutions imparables pour la garde de ses enfants — je dois appeler Sofia… Tout était résolu. Tout était fixé.
Nouveau caillou. Loïc était maintenant un ange sous la haute voûte d’une église. Les fresques aux murs lui parlaient, l’interrogeaient sur Dieu et il répondait avec calme, assurance. Encore une pipe. Un autre étage. Celui des souvenirs, délicieux, délectables, enveloppés de velours, diapreries et hermine. Ferme les yeux et plonge . Il tendait les bras et soutenait le ciel. Il sniffait les nuages et tutoyait l’univers. Tout va bien.
Il se cassa la gueule contre un coin de meuble. Pas grave. Au contraire : son crâne s’était ouvert, libérant un serpent cosmique. Il lui accorda une danse — la valse des morts des Tarahumaras, « ceux qui ont les pieds légers » et qui vivent dans les « ravins du cuivre » de l’État du Chihuahua au Mexique. Délire, délire, délire…
Maintenant, il était trempé de sang — la nuque, le visage, les mains. Où était la blessure ? Au lieu de vérifier dans la salle de bains, il s’alluma encore un caillou. Guérison immédiate. Après une nouvelle descente, il se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger et n’arrêtait pas de tousser. La fumée, le sang étaient partout. Combien lui restait-il de cailloux ?
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