Audrey avait consulté des rapports d’experts. Il y était question de schizophrénie, d’obsessions paranoïaques, de bipolarité — la sauce habituelle, mais dans une version très relevée. On ne comptait plus les épisodes psychotiques d’Isabelle : hallucinations, voix intérieures, actes violents…
Malgré tout, la jeune femme réussit le concours de médecine à Paris — ce qui tient du prodige. Durant une période de rémission, elle rencontre Hussenot et fait illusion — pour un psychiatre, on ne peut pas dire qu’il ait eu beaucoup de flair. Elle vit alors sous neuroleptiques : c’est à ces traitements qu’elle doit de ne pas moisir ad aeternam dans un asile. Vers la fin des années 90, alors même qu’elle exerce à l’hôpital Paul-Guiraud de Villejuif, Hussenot demande le divorce — il ne supporte plus les crises de sa compagne. Finalement, virage à cent quatre-vingts degrés : ils font un deuxième enfant. Peine perdue : le couple se sépare deux ans plus tard. La partie devant le juge est serrée. Pas question de conciliation. Suite à une expertise psychiatrique, Hussenot obtient la garde exclusive de ses fils — Isabelle ne pourra les voir que deux fois par mois.
À cette époque, elle n’exerce plus et passe plutôt ses nuits à l’I3P (infirmerie psychiatrique de la préfecture de police), dans le 14 e arrondissement, en tant que patiente. En 2002, elle est arrêtée déguisée en officier nazi (elle a déjà les cheveux courts), drapée dans une cape noire. Un peu plus tard, elle est interpellée sous les fenêtres de Philippe — elle hurle qu’il est impuissant et qu’il n’est pas le père de ses enfants. La même année, elle est surprise en train de foutre le feu à un foyer d’immigrés du 20 e arrondissement (elle a pris en grippe ce quartier de Paris depuis ses séjours à Maison-Blanche). Avocats, experts, clinique : les Barraire étouffent le coup.
Après le fascisme, Isabelle se passionne pour la calligraphie japonaise : elle s’y adonne à l’excès, s’y brûle les yeux. Elle habite à l’époque rue du Faubourg-du-Temple. Elle insulte les Maghrébins, les Noirs dans la rue. Elle prétend qu’elle est vierge, que ses enfants ne sont pas les siens — que Hussenot les a achetés en Albanie et qu’il pratique des expériences médicales sur eux. En 2003, épuisée, désespérée, elle se tranche la gorge au couteau — elle est sauvée in extremis mais ses cordes vocales sont endommagées. Elle en garde un timbre atone et métallique.
Enfin, elle rentre en Auvergne et semble calmée — moins de mains courantes, plus de pilules — mais en 2006, Philippe meurt avec ses enfants dans un accident de voiture en Grèce. Isabelle disparaît des radars.
Malgré ses efforts, Audrey n’avait pas réussi à retrouver sa trace — pas de Sécu, pas de PV, aucune carte de crédit ni activité repérable. Au sens strict du terme, Isabelle Barraire n’existait plus. Où avait-elle été alors soignée ? Quand était-elle devenue Éric Katz ? Celui-ci avait ouvert son cabinet en 2009. Audrey, après l’Hôtel-Dieu, s’était payé une nouvelle virée là-bas, inspectant les archives et piquant des dossiers : au point où elle en était… Elle avait découvert qu’Isabelle avait surtout récupéré des patients de son ex. Ce qui confirmait un scénario latent : en changeant de sexe et de personnalité, l’ex-Mme Hussenot avait fait sa propre catharsis. Elle était devenue un avatar de son ancien mari.
Un évènement particulier avait favorisé cette métamorphose : la mort de son père en 2008. D’un coup, Isabelle avait perdu son seul soutien moral mais avait hérité d’une fortune. À partir de là, sa démence avait eu le champ libre, sur tous les plans.
Tout en intégrant ces éléments, Gaëlle ne quittait pas des yeux un portrait anthropométrique d’Isabelle Barraire, pris une dizaine d’années auparavant, lors d’une de ses gardes à vue. Malgré ses cheveux courts, sa féminité ne faisait encore aucun doute. Plus tard, ses traits s’était durcis, jusqu’à exprimer une virilité ambiguë.
— Café ?
— Non.
On était dimanche midi et Gaëlle et Audrey n’avaient déjà plus grand-chose à se dire. Tristesse face à cet accident stupide. Frustration de se retrouver encore une fois au pied du mur. Désarroi face à tant de questions sans réponse. Quels étaient les liens entre Isabelle Barraire et l’Homme-Clou ? De quel assassin s’agissait-il au juste ? L’Africain ? Le Parisien ? Pourquoi avait-elle eu Anne Simoni comme patiente ? Pourquoi possédait-elle aussi un dossier sur Ludovic Pernaud ? Avait-elle attiré, d’une façon ou d’une autre, Gaëlle dans son cabinet ? Était-elle aux ordres d’un personnage de l’ombre ?
L’Homme-Clou n’est pas mort…
Elles devaient repartir de zéro. Découvrir de qui avait voulu parler la psy. Pour l’instant, il n’y avait aucune raison de remettre en cause les résultats de l’enquête d’Erwan qui avait démontré la culpabilité de Kripo. Il fallait plutôt intégrer la psychiatre démente dans la boucle. Connaissait-elle Philippe Kriesler ? Ou un des quatre suspects qui s’étaient pris pour l’Homme-Clou après s’être fait greffer sa moelle osseuse ? L’investigation avait révélé tant de cinglés dans le sillage du nganga…
Au-delà de ces interrogations, un fait troublait Gaëlle en profondeur. Un déchirement intime, presque physique. Savoir qu’elle s’était confiée, durant plus d’une année, à un imposteur — une femme en l’occurrence, qui l’écoutait, accueillait ses révélations, ses confessions, comme une araignée englue sa proie dans ses fils poisseux. Pour enfoncer le couteau dans la plaie, elle se repassait les signes de féminité qui l’avaient toujours frappée chez Katz : ce visage ambigu, ces cols montants qui lui donnaient l’air d’un comptable à l’ancienne et qui dissimulaient sans doute les cicatrices de son suicide raté, ces mains trop longues, évoquant les serres d’un rapace, cette voix détimbrée qui semblait n’avoir jamais choisi entre les graves et les aigus… Comment avait-elle été si aveugle ? Éric Katz avait tout du travelo — sauf que l’inversion était… inversée.
Elle essayait d’imaginer la vie secrète d’Isabelle Barraire, les coulisses de sa folie. Elle la voyait s’introduire dans le caveau des Hussenot aux Lilas, exhumant les corps, puis les éviscérant, les embaumant, les roulant dans des bandelettes trempées de résine, associant ses connaissances médicales aux informations qu’elle avait pu glaner sur l’ancienne Égypte. Elle l’envisageait aussi recueillie, sur son prie-Dieu, après qu’elle avait ouvert, comme à chaque visite, les cercueils.
Le pire était qu’elle ne se sentait pas si éloignée de cette désaxée. Elle aussi avait fini plusieurs fois à l’I3P, pour se retrouver ensuite à l’hôpital Henri-Ey, ses chambres d’isolement, ses lits à sangles. Elle aussi avait été internée par son père dans les cliniques les plus chics, notamment les Feuillantines.
Et maintenant ?
La situation était vite vue. Audrey ne disposait plus d’aucun moyen pour enquêter et Gaëlle était remise à sa place : à la marge. Elle n’espérait plus que deux choses : le retour de son frère aîné et une nouvelle catastrophe, quelle qu’elle soit. La peur, c’est comme le froid, il faut bouger, s’agiter pour ne pas se laisser emprisonner par elle.
Quoi qu’il arrive, Gaëlle était preneuse.
À midi, comme prévu, ils atteignirent la région des mines. Une matinée en pirogue à trancher les flots bruns comme un cutter des blocs de cannabis — et pour Erwan, à se triturer le cerveau sur les aveux de son père. Pas question de l’arrêter au sens judiciaire du terme. Tout s’était passé sur le territoire du Congo-Kinshasa. Et quarante ans auparavant : autant dire, du point de vue de la loi, plusieurs siècles. Mais surtout, il n’avait pas l’ombre d’une preuve, excepté ces aveux que le Vieux ne répéterait pas.
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