L’atterrissage en France était rude. Les problèmes avaient commencé à Roissy : avec une certaine naïveté, Erwan pensait ne pas avoir à ouvrir le cercueil de Morvan et s’en tenir à sa version AVC. Face aux douanes, la partie avait été plus compliquée. Pas question de laisser entrer un cadavre sur le territoire sans procéder à des analyses médicales. Pas question d’éviter une période de quarantaine. Du coup, pas question de persister dans ses mensonges quand la dépouille s’avérerait trouée de balles.
Erwan avait rempoché ses certificats bidon, résumé les circonstances de la mort de son père et admis qu’il avait menti aux autorités congolaises pour quitter la RDC au plus vite — on réglerait ce problème plus tard, avec le Quai d’Orsay. Pour l’heure, tout ce qu’il avait obtenu était que l’autopsie soit effectuée à l’institut médico-légal de Paris par Riboise.
Il devait maintenant mettre au point avec ses supérieurs la version officielle de la disparition de Grégoire Morvan — on diffuserait une annonce aux médias dans la journée et ses chefs se chargeraient de le couvrir auprès du ministère des Affaires étrangères : sa fuite de RDC avec un cadavre dans le tiroir allait provoquer un tsunami diplomatique.
Durant le trajet en bagnole, il avait tenté de résumer l’histoire à Loïc : échec complet. Mais Erwan était surtout taraudé par une autre confrontation : Maggie. Il n’avait pas décidé de la ligne à tenir. La serrer dans ses bras ? Lui passer les menottes ? Les deux ? Ou ne plus jamais la voir.
Il se fit un café puis alluma son téléphone portable. Déjà un paquet de messages. Au troisième, il n’écouta plus et lut seulement les noms associés aux appels. La crème de la PJ, les huiles de la Place Beauvau, les chefs de cabinet, conseillers, préfets… Même l’Hôtel de Brienne — le ministère de la Défense — s’était fendu d’un coup de fil. Les syndicats policiers étaient aussi de la fête, les directeurs du GIGN, du RAID, des brigades en veux-tu en voilà…
Erwan ignorait que son père avait autant d’amis. Côté SMS, c’était la même bousculade : des journalistes, des bloggeurs, des fouille-merde en tous genres se rappelaient à son bon souvenir. Il se demandait comment tout ce petit monde avait eu son numéro. Certains se présentaient en « alliés », d’autres en « vieux compagnons ». Jamais entendu parler .
Il avait déjà décidé de ne rappeler personne. Il décrocha son poste de bureau et questionna la standardiste : le cirque avait aussi commencé de ce côté-là. Il ne demanda même pas la liste des messages et donna des instructions : il n’était pas arrivé, personne ne savait où il était, sa ligne était fermée pour la journée.
Puis il considéra l’écran noir de son ordinateur : pas le cœur de vérifier sa boîte mail, sans doute déjà pleine elle aussi, pas question non plus de consulter les réseaux sociaux ni les sites d’information qui allaient raconter n’importe quoi et colporter les pires rumeurs. Il s’envoya son Nespresso, prit une profonde inspiration et sortit pour se coltiner sa seule obligation avant de voir son équipe : Fitoussi.
Le divisionnaire l’attendait en compagnie du patron de la DCPJ. Erwan les salua, écouta leurs brèves condoléances puis ouvrit le canon à conneries : il ne parla ni des mines ni du trafic d’armes, encore moins de Cathy Fontana, seulement d’un voyage de prospection pour Coltano auquel il avait décidé de participer pour mieux connaître ce versant des activités de son père. Morvan avait succombé au tir d’un Tutsi au statut mal identifié. Il débitait ses fadaises d’un ton neutre, usant d’un verbiage administratif, assistant à la scène comme un spectateur extérieur, derrière un miroir sans tain.
Les flics écoutèrent en silence puis lui proposèrent une version plus soft encore. Une balle perdue lors d’une échauffourée entre milices sans préciser lesquelles, d’ailleurs personne ne les connaissait. La priorité était d’exonérer le gouvernement de Kabila de toute responsabilité : pas le moment d’envenimer les relations diplomatiques avec la RDC — il fallait surtout leur faire avaler la fuite d’Erwan avec son cercueil. Important aussi de laisser entendre que Morvan avait joué les têtes brûlées — qu’on ne pense pas que la France était incapable de protéger ses ressortissants. En conclusion, le moins de détails possible, et surtout pas de mots qui fâchent : coltan, MONUSCO, aide française aux Hutus, noms d’ethnies, etc.
C’était le Big Boss qui parlait tandis que Fitoussi acquiesçait, l’air grave. Le taulier était incapable de la moindre décision. Une blague circulait dans les couloirs du 36 : « Si vous rencontrez quelqu’un dans les escaliers et que vous êtes incapable de dire s’il est en train de monter ou de descendre, alors vous venez de croiser Fitoussi. »
Erwan approuva la mouture qu’on lui proposait. De toute façon, l’inhumation de son père serait accompagnée d’une chiée d’hommages, de discours creux, de mensonges qui ne rendraient absolument pas compte de ce qu’avait vraiment été Morvan. Pas grave. Le Vieux s’était toujours considéré, à tort ou à raison, comme au-dessus, ou à côté, des lois et des hommes. Même au fond de sa tombe, il répondrait à tous ces officiels par le mépris.
— Vous avez besoin de quelques jours pour vous occuper des obsèques ?
— Je préfère reprendre le boulot aussitôt que possible.
Les flics échangèrent un coup d’œil : si Erwan y tenait, il réintégrait son poste. Effet immédiat . Il salua la compagnie comme un bon petit soldat et rejoignit son groupe dans la salle de réunion de la BC. Entrant sans frapper, il découvrit Audrey, Tonfa et Favini en plein conciliabule.
Et aussi, assise dans un coin, Gaëlle.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-il sans préambule.
— Je t’attendais.
Il considéra ses collègues d’un air interrogateur. Il lut seulement dans leurs yeux la consternation face à sa maigreur et sa tronche livide.
— Pour cette histoire de psy ? revint-il vers Gaëlle.
— Pour connaître le nom de l’assassin de mon père.
Un signe aux autres : « Laissez-nous. » Personne n’avait eu le temps d’exprimer une parole de sympathie. Tant mieux . Une fois la porte refermée, Erwan fixa sa petite sœur crispée sur sa chaise. La comparaison avec Loïc n’était pas flatteuse — pour lui . Le petit frère était froissé comme du papier d’alu, Gaëlle était taillée dans de l’acier trempé, renforcé au cadmium. Une sculpture de Brancusi, fine, polie et acérée, aussi douce au toucher que dangereuse au contact.
— Qui a tué papa ?
— Le coupable n’est plus de ce monde, si ça peut te soulager.
— Tu l’as eu ?
— Oui.
— Qui c’était ?
— Un colonel tutsi passé du côté de l’armée congolaise.
— Comment s’appelait-il ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Donne-moi son nom.
— Laurent Bisingye.
— Il était aux ordres de qui ?
Erwan soupira et attrapa une chaise. Loïc qui voulait apprendre à tirer, la frangine qui projetait une blitzkrieg contre le Katanga. D’une certaine façon, cet accueil lui faisait chaud au cœur : toujours aussi cinglés.
— Tout ça s’est passé à sept mille kilomètres d’ici, soupira-t-il. En pleine guerre, dans un monde que tu ne soupçonnes pas.
— Qui est derrière le Tutsi ?
— Des siècles de haine, deux décennies de guerre et cinq millions de morts.
— Réponds à ma question.
Il fixa la Seine à travers les fenêtres grillagées (elles l’étaient toutes à l’étage depuis le suicide de Richard Durn en 2002). Comparé aux flots noirs du Lualaba, le fleuve parisien lui rappelait plutôt la gargouille de Briançon.
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