Que s’était-il passé à Florence ? Qu’avaient-ils découvert ?
Soudain, elle fut prise d’une douleur qui la cassa comme une vitre. Elle s’agita sur sa chaise afin de dissimuler l’éclair qui l’avait traversée.
« L’Homme-Clou n’est pas mort. » La voix atone d’Isabelle Barraire-Hussenot, alias Éric Katz, résonnait au fond de son crâne. Et si c’était un avertissement ? S’il existait encore une menace ? Quelque chose qui relierait tous ces morts, en en attendant d’autres ? Gaëlle engloba les autres d’un regard et comprit enfin la vraie catastrophe : le Vieux n’était plus là pour les protéger.
Dormir sous Stilnox. Se réveiller sous amphètes. Conduire jusqu’à Roissy. Attendre devant le portique des arrivées. Pas de problème, à condition de ne pas réfléchir ni se projeter dans le moindre futur. Une action après l’autre, s’il vous plaît .
Les passagers du vol Kinshasa-Paris n’en finissaient pas de défiler devant lui et toujours pas d’Erwan — sans doute retenu à remplir des formalités pour la levée du corps. Il s’efforçait de rester distrait, en suspens — de flotter sans envisager le fait principal : Erwan revenait avec le cadavre de leur père dans ses bagages.
Enfin, il apparut. Blafard, presque gris, il avait perdu sa carrure et n’avait plus que la peau sur les os. Détail comique : il portait une chemise bigarrée dans le style Kinshasa. Un gringalet de quarante-deux balais, coupé en brosse et rasé de frais, revenant d’une mission humanitaire qui aurait mal tourné. La vérité n’était pas si différente, même s’il n’avait toujours pas pigé ce que le frangin était parti foutre au Congo.
Erwan, qui avait pour tout bagage un sac à dos, s’excusa de son retard et confirma qu’il avait dû signer des kilomètres de paperasse dans les bureaux des douanes.
— Qu’est-ce qui se passe maintenant ? demanda Loïc. Je veux dire… pour le corps ?
— Ils vont le placer en quarantaine puis le transférer à l’IML. Après ça, une boîte que je connais s’occupera de la mise en bière.
Le mot « boîte » lui parut malvenu mais il ne fit aucune réflexion.
— Le cimetière, l’inhumation… On va opter pour quoi ?
— Je vais voir ça avec maman. Le mieux serait de l’incinérer, et au plus vite.
— Y aura pas d’autopsie ?
Erwan planta ses pupilles dans celles de Loïc. La maigreur de son visage agrandissait démesurément ses yeux.
— Si, mais c’est une connerie. J’étais là quand il a été tué. Pas besoin de lui ouvrir le ventre pour savoir ce qui est arrivé.
Il parlait calmement mais les os de son crâne s’activaient sous sa peau comme les mécanismes d’une arme. La tension accentuait l’acuité de ses traits, lui conférant une violence sous-jacente, angoissante à contempler. Surtout, il tremblait de froid, à tel point que Loïc dut lui passer son manteau.
— Comment ça s’est passé au juste ?
— Je t’expliquerai dans la bagnole. Où t’es garé ?
Il aurait voulu trouver une vanne pour détendre l’atmosphère — panne sèche.
— Au parking, fit-il simplement, en jouant avec ses clés.
Sur l’autoroute, Erwan lui raconta les faits d’une voix éraillée, grelottant toujours. Ses cordes vocales ne semblaient plus tenir qu’à un fil. Il essaya d’abord de lui résumer le conflit en RDC — du moins celui qui sévissait dans la région de Lontano. Loïc fut vite perdu. Il se concentrait sur la route, les minutes qui passaient. Pas de coke, pas de panique.
L’aîné passa à l’épisode central. Une fuite en pirogue, une embuscade de rebelles, une course vers un avion, une fusillade dans le cockpit… Tout ça sonnait comme un roman d’aventures mais la voix d’Erwan tenait plutôt du reportage. À force de détails, il devenait de plus en plus difficile à suivre. Il accumulait les personnages, certains connus, d’autres non — Bisingye, Mumbanza, Pontoizau, Salvo… — , les lieux — Muyumba, Tuta, Ankoro, Lontano… Impossible de s’y retrouver.
Loïc s’engagea sur le périphérique, se disant que ces explications cadraient finalement bien avec le profil de leur père : circonstances ténébreuses, magouilles occultes, faits bruts. Porte d’Asnières, le silence s’imposa dans l’habitacle. Loïc ne posa pas de question. Il préférait considérer les fragments du puzzle sans chercher à les assembler, comme on admire une fresque abstraite.
— Où tu vas ? demanda soudain Erwan alors qu’il sortait porte Maillot.
— Chez Maggie, non ?
— Non. Faut que je passe au 36.
Loïc emprunta l’avenue de la Grande-Armée. L’urgence était sans doute de rédiger au plus vite un rapport officiel sur les évènements — le frangin avait intérêt à être plus clair que dans la voiture.
Mais Erwan prononça une phrase inattendue :
— Je dois vérifier quelque chose. Gaëlle m’a parlé d’un truc bizarre.
Loïc devinait de quoi il s’agissait — elle lui en avait aussi touché deux mots la veille au soir : une histoire de psychiatre androgyne, une femme qui s’était fait passer pour un homme et était morte renversée par une voiture samedi soir, à la suite d’une filature qui avait mal tourné. Rien compris non plus .
Depuis son retour d’Italie, il avait plus que jamais le sentiment d’être l’idiot de la famille mais peu lui importait. Au contraire : il aimait cette impression confuse, feutrée, où le monde lui parvenait dans une rumeur inintelligible.
En s’engageant sur les quais, il se décida pourtant à passer à l’attaque :
— Où tu t’entraînes au tir ?
— Quoi ?
— Tout le monde sait que t’es un champion : tu dois bien t’entraîner quelque part.
— Tu veux t’y mettre ? demanda Erwan avec méfiance.
— Le plus vite possible.
— J’espère que t’as pas une idée de vengeance ou une connerie de ce genre.
— J’ai arrêté la coke. D’une manière ou d’une autre, je dois me défouler.
— Tu ferais mieux de te remettre au squash.
— Tu connais un centre ou non ?
— File-moi ton portable.
Loïc s’exécuta, sans lâcher le volant. Erwan enregistra un numéro dans le mobile. Ils traversaient le pont Neuf qui paraissait pétrifié par le froid. Une légère poussière de givre couvrait les rambardes de pierre.
— C’est à Épinay-sur-Seine. Un centre de tir sportif. Le patron s’appelle Gérard Combe.
— Tu ne m’envoies pas dans un site d’entraînement de la police ?
— Pourquoi ? Tu veux un badge et un calibre aussi ?
Loïc rempocha son téléphone sans répondre puis prit à gauche, quai des Orfèvres. Ils étaient arrivés et l’essentiel était sauf. Ils avaient tenu tout le trajet sans dire un mot sur leur douleur ou même leur état d’esprit face au deuil. Quoi qu’ils fassent, ils n’étaient que deux solitudes claquemurées et c’était cette distance qui les rapprochait le plus sûrement.
Il n’y avait qu’une manière d’être un Morvan : Être seul à plusieurs.
Erwan fut heureux de retrouver le 36. Atmosphère de bureau, collègues, machine à café, phrases toutes faites du lundi. Ce qui lui foutait d’habitude les nerfs en pelote lui paraissait aujourd’hui réconfortant et chaleureux. La nouvelle de la mort de Morvan avait déjà fait le tour des couloirs. Pas question de raconter à quiconque son voyage mais justement, le drame lui-même le protégeait des attaques extérieures. Il lui suffisait de serrer les mains, d’acquiescer aux condoléances, d’afficher un regard noir du genre No comment — et de repartir sans un mot.
Une fois dans son bureau, il verrouilla la porte. Première urgence : des fringues chaudes. Depuis qu’il avait posé le pied sur le sol parisien, il grelottait de froid et avait mal au bide. Il dégota deux pulls dans son placard et les enfila l’un sur l’autre, en priant pour ne pas avoir chopé le paludisme ni une quelconque saloperie africaine, genre amibes ou shigellose.
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