Gaëlle dénuda le front — plutôt une surface grise, lustrée par le contact des bandes — puis les yeux : deux orbites creusées d’ombre, au fond desquelles les paupières étaient cousues. Elle se pencha et obtint confirmation de ce qu’elle pressentait : on avait ôté les globes oculaires. Aussi froide que la momie elle-même, elle continua à dévoiler la figure. Parvenue au menton, elle dut se rendre à l’évidence : c’était bien l’homme de la photo. Philippe Hussenot reposait là, dans une version verdâtre et racornie. Qui lui avait infligé un tel traitement ? Katz ? L’ex-épouse ? Un autre membre de la famille ?
Elle leva les yeux vers les trois jarres posées sur la planche surélevée. Quand elle les avait aperçues, elle avait songé à des cendres. C’étaient en fait les organes qu’elles contenaient. Les anciens Égyptiens plaçaient les viscères des corps embaumés dans des vases appelés « canopes ». Elle se rappela d’autres détails (elle avait eu, adolescente, sa période « pharaons ») : comment les embaumeurs prélevaient le cerveau du disparu par les narines à l’aide d’un crochet, comment ils nettoyaient l’abdomen vidé avec du vin de palme, avant de le remplir de myrrhe broyée, de cannelle, d’autres aromates…
Elle se recula. Sa conviction était faite. Tout ce cirque était l’œuvre de Katz. Elle l’imaginait affublé d’un masque d’Anubis, une tête de chien noir aux hautes oreilles, comme les thanatopracteurs de l’époque, en train de tremper ses bandelettes dans de la gomme avant d’enserrer les corps des disparus.
Pourquoi avait-il fait ça ?
Quel était son lien avec Hussenot ?
Éclairées par en dessous par la lampe d’Audrey, les deux femmes échangèrent un regard. Sans un mot, elles se comprirent. Elles ne pouvaient quitter les lieux sans vérifier aussi les sarcophages des enfants.
Quand le soleil se leva, Erwan était un autre homme.
Recroquevillé au fond d’une souche pourrie, recouvert de feuilles, il ne sentait plus les piqûres de moustiques ni les insectes qui grouillaient au fond de son froc. Enveloppé dans sa cape de pluie — indispensable en Afrique —, il n’était plus qu’un élément parmi d’autres du bourbier.
Quand il avait compris que le Vintimille était bel et bien reparti, il avait repris sa course, mettant le plus de distance possible entre les Tutsis et lui, cherchant un coin abrité pour lécher ses plaies. Il ne pensait plus, n’espérait plus : il agissait en mode reptilien, survivre, et c’est tout. Il avait progressé ainsi plus d’une heure avant de se réfugier au fond d’un tronc parmi les racines et les roseaux, fermant la cavité avec des branches. Les coups de feu, les explosions, les cadavres, les vibrations de peur et de mort, tout ça circulait, crépitait toujours dans ses membres à la manière de décharges électriques. Il s’était blotti en attendant, simplement, que ces résonances s’atténuent et que son cerveau, enfin, fonctionne à nouveau.
Durant plusieurs heures, il n’avait plus bougé d’un millimètre, redoutant qu’on vienne le déloger de son trou. Il espérait se fondre dans le décor mais au contraire, c’est la jungle lacustre qui s’était fondue en lui. Elle l’avait imprégné, absorbé, dissous. Il était devenu sécrétions, limon, pourriture, alors même que son esprit retrouvait une certaine autonomie.
Au milieu de la nuit, une fois sûr que plus rien d’humain ne l’entourait, il avait enfin envisagé sa situation. Il devait trouver coûte que coûte une solution pour s’extraire de la zone de conflit. Mais avant cela, dénicher une pirogue pour traverser le fleuve et rencontrer Faustin, alias Méphisto, l’ancien veilleur de nuit de la Cité Radieuse. Pas question de quitter les lieux avant d’avoir obtenu les dernières réponses.
Il avait tenté d’appeler son père, aucune connexion. Puis il avait eu une inspiration : Danny Pontoizau, le commandant canadien de la MONUSCO qui l’avait reçu pour l’avertir qu’en aucun cas — « sacrament ! » —, il ne devait se rendre dans le Haut-Katanga. Erwan avait réussi à le joindre aux environs de minuit. L’accueil n’avait été que vociférations, rugissements, insultes québécoises. Quand l’officier s’était enfin calmé, Erwan avait pu décrire sa situation.
— Ça barde, là-bas ? avait demandé Pontoizau.
Le monde à l’envers. C’était Erwan, le civil, le blanc-bec, qui lui avait raconté le carnage. L’annonce de la reprise des combats n’était pas une bonne nouvelle pour l’officier.
— Les armes ?
Erwan avait évoqué l’arsenal qu’il avait vu (ou senti) : mortiers, lance-missiles Javelin, RPG, fusils automatiques — dont des MK12. Pontoizau l’avait aussi interrogé sur le FHLK et l’état de ses effectifs après l’affrontement. Réponse au jugé. Le silence au bout de la connexion en disait long : le Québécois était sonné. Erwan en avait profité pour revenir sur son cas : il ne pourrait tenir que quelques heures.
— Je veux dire : vivant.
— Bin fait pour ta gueule, tabarnak !
— C’est votre devoir de…
— Devoir, mon cul ! T’es ben cute avec tes conneries mais tu crisses qu’j’ai qu’ça à faire, là ?
Nouvelle diatribe. Le militaire gueulait si fort qu’Erwan craignait que ces vociférations ne le fassent repérer.
Puis, au moment où il n’y croyait plus, Pontoizau avait lâché la phrase magique :
— Tu bouges plus, on arrive.
— Vous voulez mes coordonnées ?
— J’les ai : ton Iridium indique ta position.
Surprise. Ainsi son père, depuis le départ, savait exactement où il se trouvait. Encore un excès de naïveté : le Vieux l’avait toujours surveillé. Un peu tard pour s’offusquer. Au contraire : il pouvait traverser le fleuve et passer en zone hutue, Pontoizau le localiserait où qu’il soit.
Moyennant encore quelques injures, l’onusien lui avait promis de ses nouvelles dans la matinée. À une heure du matin, croupissant toujours dans sa poche de boue, Erwan avait resserré les feuillages qui lui servaient de toit et s’était risqué à allumer sa lampe frontale. Il était temps de passer au deuxième acte : le dossier sur les origines de Morvan.
Voilà pourquoi, six heures plus tard, Erwan était un autre homme.
Il savait enfin qui était son père.
Début 71, le psychiatre Michel de Perneke avait lancé des recherches en France à propos du patient qui l’intriguait tant. Il avait dû payer un détective, solliciter un collègue psychiatre ou encore rameuter une équipe d’étudiants — toujours est-il que l’enquête était exhaustive. Rapports de police, coupures de presse, témoignages, fiches d’état-civil, bilans d’experts : le dossier contenait de quoi retracer en détail l’enfance terrifiante de Grégoire Morvan.
Tout avait commencé avec la Seconde Guerre mondiale. Non pas la guerre avortée que la France avait (mal) menée contre l’Allemagne, ni le Débarquement, ni même la lutte souterraine de la Résistance. Juste la période morne, sans histoire et pour ainsi dire banale de l’Occupation. Marché noir et uniformes verts, collaboration et compromis. On est à Champeneaux, en Picardie, près de Noyon : sept mille habitants à l’époque. Rien à signaler sinon que le village est occupé dès 1940, après l’enfoncement de la ligne Weygand. Durant quatre années, on y subit le joug allemand (Compiègne, situé à trente kilomètres, est le premier siège du haut commandement allemand) et on s’entend bien avec l’ennemi, l’administration marchant au pas, l’agriculture engraissant les Chleuhs, les habitants faisant allégeance à l’envahisseur. À la Libération, c’est la liesse générale. On a raté la guerre, on ne ratera pas la paix. Ceux qui ont courbé l’échine se découvrent des réserves insoupçonnées de patriotisme — et d’esprit revanchard. Ainsi, Champeneaux détient le triste record par habitant de femmes tondues, celles qui ont « couché avec les Boches ».
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