Parmi elles, Jacqueline Morvan, vingt-deux ans, secrétaire au bureau d’état-major de la Wehrmacht de Noyon. Dès la Libération, on l’arrête pour « complicité avec l’ennemi » et « collaboration horizontale », comme on dit alors. En septembre 44, on la sort de sa cellule pour la juger sous le préau de l’école. Le public est déchaîné. On la déshabille, on la tond. Des hommes lui gravent au couteau sur le front une croix gammée puis un groupe particulièrement remonté (femmes comprises) l’emmène à la sortie de la ville pour la lapider. Quand la malheureuse n’est plus qu’une plaie à vif, les gars lui pissent dessus et la laissent pour morte, au bord de la route.
Son crime : la jeune dactylo a entretenu une relation amoureuse durant deux années avec l’officier Hans Jurgen Herhoffer — écrivain de son état, capitaine attaché à l’économat de la Wehrmacht, dirigeant les services de ravitaillement des troupes allemandes en Picardie. Autant dire un Fritz parmi d’autres, ni pire ni meilleur, mais Jacqueline, durant ses années d’idylle, a mangé à sa faim.
Au printemps 44, Herhoffer est envoyé sur le front russe — on n’entend plus jamais parler de lui. Quelques mois plus tard, Jacqueline paie son péché au prix fort mais ne meurt pas. Elle se traîne jusqu’à la longère héritée de ses parents. L’histoire ne dit pas comment elle se soigne et se nourrit mais dès qu’elle est capable de se mouvoir, elle condamne les portes et les fenêtres de sa maison et s’y enferme.
Le temps passe. Pris de remords, les habitants de Champeneaux lui donnent chaque semaine de la nourriture, des vêtements, des cigarettes, du bois pour se chauffer, les faisant passer par un coin de fenêtre que Jacqueline accepte d’ouvrir pour récupérer son ravitaillement. Personne ne la voit. Personne ne lui parle. Elle est le secret du village. Un sujet de honte et de contrition. En la nourrissant, les villageois espèrent expier leur faute.
On s’habitue à sa présence. On en parle comme d’une clocharde, d’une marginale, d’un monstre. Sa longère est située dans un repli de forêt que tout le monde évite — en 47, on construit même une autre route pour s’en écarter plus encore. Parfois, au coin du feu, on raconte les anecdotes les plus tordues sur son compte. On dit qu’elle a perdu la raison, qu’elle continue de se raser la tête, qu’elle se scarifie le corps avec un couteau-serpette que son Fritz lui avait offert. On raconte qu’on peut l’entendre délirer, au fond de son antre, qu’elle chante en allemand, qu’elle rit, qu’elle pleure, qu’elle hurle.
Surtout, on dit qu’elle a un enfant.
La rumeur est née dès 45 : enceinte de son Boche, Jacqueline aurait accouché, seule, dans sa porcherie — les odeurs qui se dégagent de la maison sont pestilentielles. Certains évoquent des cris de bébé, d’autres une silhouette furtive, à l’aube, tournant autour de la bâtisse. On prétend aussi qu’elle demande des vêtements de petit garçon.
Le problème Morvan s’aggrave avec les années. À chaque conseil régional, la question de Jackie — tout le monde continue à l’appeler comme à l’époque où on lui léchait les galoches pour avoir du beurre et des produits frais — est à l’ordre du jour : faut-il pénétrer dans la baraque ? Faut-il alerter les services sociaux ? Les forces de l’ordre ?
La municipalité se décide enfin à agir… en 1952. Les gendarmes enfoncent la porte et découvrent un monceau d’ordures. La maison est entièrement remplie de détritus. Dans une pièce, un garçon muet, à peine vêtu, se tient près de sa mère morte depuis plusieurs semaines. Le corps de Jacqueline est boursouflé, verdâtre, scarifié de croix gammées. Celui de l’enfant, squelettique, couvert de croûtes et de cicatrices. Cette fois, Champeneaux ne parvient pas à étouffer le scandale. Les médias régionaux déboulent. On prend des photos. On écrit des articles.
C’était sans doute la partie de la documentation la plus pénible pour Erwan : des articles de presse jaunis, la une du journal de faits divers Qui ? Détective . Toute la nuit, il était revenu sur ces clichés : la dépouille de la mère, le garçon enveloppé dans une couverture, l’intérieur répugnant de la baraque. Se forçant à regarder ces images à la lueur de sa lampe frontale, il avait dû se persuader que ce cadavre décomposé était celui de sa grand-mère, que cet enfant sauvage, dont on apercevait seulement sous la couverture les yeux hallucinés, était Grégoire Morvan, le Padre .
Le ou les limiers de De Perneke avaient mis la main sur des comptes rendus des services sociaux, des bilans psychiatriques. On pouvait ainsi retracer les premières années de celui qui ne s’appelait pas encore Grégoire — lui-même ne se connaissait qu’un nom, donné par sa mère, Kleiner Bastard, le « petit salaud », le « petit bâtard » en allemand.
Au fil des séances avec les médecins, le gamin traumatisé met du temps à s’exprimer, dans un sabir franco-allemand. Au compte-gouttes, il livre des détails : sa mère errant dans son éternelle robe de chambre crasseuse, sa tête tondue (elle continuait à se raser avant d’obliger le gamin à le faire), sa croix gammée sur le front, croûtée, infectée, leur existence d’animaux parmi les excréments.
Jacqueline vivait dans un autre monde — un délire de vengeance contre les villageois, d’amour fou pour son Boche, d’exécration pour l’enfant qu’elle torturait mais qu’elle assimilait aussi, parfois, à son amant. On devinait, entre les mots, qu’elle l’abusait sexuellement. Certains passages des sessions étaient intolérables : comment elle le brûlait avec sa cigarette, l’entaillait, le poursuivait parmi les ordures, au fond de cette maison glacée, pour « lui faire des choses ».
L’enfant est placé sous tutelle de l’État. Les documents ne disaient pas pourquoi on l’avait appelé Grégoire. Après des mois dans un institut pédo-psychiatrique, il intègre un orphelinat près de Soissons, puis un foyer à Beauvais, avant une famille d’accueil en banlieue parisienne. Le classeur contenait quelques traces de ces années d’intégration : Grégoire s’adapte mais ne rattrape jamais son retard scolaire.
Erwan imaginait ce que pouvait être le cerveau d’un gamin qui avait enduré de telles épreuves : traumatismes, fêlures, frustrations qui ne demandaient qu’à s’exprimer dans la violence et la folie. D’ailleurs, des notes d’établissements scolaires signalaient des problèmes — vols, bagarres, injures.
Finalement, après son certificat d’études, Grégoire fait son service militaire et devient gardien de la paix — à l’époque, on dit encore « sergent de ville ». Il s’achète une conduite. Avec l’uniforme et la discipline, il revient à la normalité, du moins en apparence.
Erwan mesurait à quel point, toute sa vie, le Vieux avait menti, s’inventant des origines bretonnes, le réconfort d’une lignée, lui, le petit bâtard, l’enfant de la souillure et de la trahison. Un autre fait ajoutait à son trouble : avant lui, de Perneke avait lu ces pages et les avait criblées de notes, soulignant certains passages, ajoutant des commentaires dans la marge. Le psychiatre avait été fasciné par ce cas d’école : il avait fait de Grégoire, jeune flic perdu sous les tropiques, son cobaye, son sujet d’étude — et d’expériences.
La suite du dossier offrait moins d’intérêt aux yeux d’Erwan : il retrouvait le père qu’il avait toujours connu. L’apprenti barbouze, avide de pouvoir, prompt à utiliser les informations qu’il récoltait à droite comme à gauche. Des rapports de la DST et des RG montraient que le jeune révolutionnaire, en mai 68, avait déjà joué les agents triples entre trotskistes, SAC et flics socialistes, avant de se prendre les pieds dans ses propres rôles — sous amphètes, il s’était rué sur des militants fachos alors même qu’il combattait aux côtés de ses vrais-faux collègues du SAC. Il avait évité de justesse son renvoi de la police — grâce à des infos collectées lors d’une opération de la police parallèle — avant d’être envoyé en exil au Gabon pour former la garde rapprochée d’Omar Bongo. Le Morvan légendaire, chasseur de tueurs et barbouzard, était né.
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