Jusqu’à l’aube, Erwan avait ruminé ces informations, revenant toujours aux origines, au Kleiner Bastard des premières années. Pour l’instant, il n’envisageait pas les implications de sa découverte mais ses conclusions seraient bouleversantes : une nouvelle manière de considérer son père, le monstre, le bourreau de sa mère, le salopard en chef…
Il en était là de ses réflexions quand son téléphone vibra. Il mit plusieurs secondes à capter cette sensation — en position fœtale, son corps ankylosé avait perdu toute sensibilité — puis, avec lenteur, il sortit l’appareil de son sac trempé et considéra l’écran : son père.
Il allait décrocher quand il réalisa deux faits.
Le premier, le soleil était là.
Le deuxième, il pleurait à chaudes larmes.
Toute la nuit, Morvan avait descendu le fleuve sur sa pirogue à moteur aux côtés de Cross et d’un pilote taciturne — on aurait facilement pu l’oublier s’il n’avait su déjouer tous les pièges des courants et des rapides. Aux environs de 3 heures, Grégoire s’était aperçu que son fils avait essayé de le contacter — et il l’avait manqué ! Il l’avait rappelé, en vain, jusqu’à l’aube. Enfin, Erwan venait de répondre.
— Comment ça se passe ? attaqua Grégoire sans préambule.
— C’est chaud. Ça a pété de partout.
— On a entendu les tirs.
— C’est fini maintenant.
— Jusqu’au prochain épisode. Où est Salvo ?
— Tu connais Salvo ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Que j’allais te laisser partir tout nu ?
Il y eut un blanc, comme si Erwan, à l’autre bout de la connexion, mesurait à quel point il s’était fait avoir. Pas de regret sur ce point — il faut toujours veiller sur les siens. D’ailleurs, lui aussi s’était fait enfumer par le Banyamulenge.
— Il a disparu. Avec une valise pleine de fric…
— Pour qui ?
— Esprit des Morts.
Aucune surprise : Salvo, en sa qualité de semi-Congolais et de semi-Tutsi, avait toujours été un messager, un go-between entre ces peuples qui se haïssaient. Il avait fait d’une pierre trois coups : après avoir pris le pognon de Morvan pour accompagner son fils, celui d’Erwan pour l’aider dans son enquête, il avait rejoint Lontano pour livrer l’argent d’un quelconque trafic et prendre sa com’. On pouvait ajouter un quatrième coup à sa partie puisqu’il s’était évaporé avec le pactole.
Erwan confirma — sa voix était à la fois haletante et épuisée :
— Je sais pas ce que ce connard cherchait… Faire toute cette route avec moi pour finalement disparaître au dernier moment. Il aurait tout aussi bien pu prendre un avion avec sa valise pour l’Europe.
Morvan, lui, devina son plan : la mort d’Erwan lui aurait servi d’écran de fumée pour disparaître — rien de mieux que le décès d’un Français pour détourner les regards. Quant aux Tutsis, ils auraient été forcés de passer ce fric en profits et pertes. Putain de nègres… L’Art de la confusion restait à écrire, par un Sun Tzu africain.
— Le Vintimille ?
— Il n’a pas attendu.
Morvan rit avec férocité :
— Eh bien ma poule, t’as de la chance que je sois en route pour te récupérer.
— Quoi ?
— Tu crois que je vais te laisser te faire bouffer par ces sauvages ?
— Épargne-toi cette peine. J’ai appelé Pontoizau, le chef d’état-major de la MONUSCO à Lubumbashi. On va m’exfiltrer dans quelques heures.
Pas si bête : dans la jungle katangaise, l’ONU, malgré le fait qu’on leur donnait des millions pour ne pas bouger, était la seule entité à qui on pouvait se fier. Morvan n’avait vu qu’une seule fois le Québécois : un gars taillé comme un coffre-fort avec une tête de riz au lait, parlant un charabia incompréhensible. Aucun moyen de savoir ce qu’il valait : on jugerait sur pièces.
Tout en réfléchissant, il admirait le paysage. Le hors-bord fendait les flots, dessinant deux ailes d’écume dorées de part et d’autre de l’étrave. Toute la nuit, il avait attendu ce moment : le lever du jour. La brousse, à perte de vue, crépitant dans une pulvérulence féerique.
— À quelle heure vont-ils débouler ?
— Dans la matinée. En hélico. Ils doivent m’appeler.
Pontoizau ne prendrait pas un Puma — trop lourd, trop bruyant —, ni un Apache ou un Tigre — trop agressifs. Plutôt un Dauphin qui donnerait à sa mission des allures de sauvetage en mer. Dans tous les cas, cela faisait cher pour un petit con qui s’était fourvoyé en zone de guerre. Sans compter qu’un allumé du RPG pouvait les prendre pour cible — sur le sol katangais, toutes les humeurs étaient possibles.
— Où es-tu planqué exactement ?
— Dans une souche.
Morvan s’esclaffa — ne jamais bouder son plaisir face à la dérision africaine.
— Tu bouges plus. Je serai à Lontano en milieu de matinée.
— Papa, j’apprécie ton effort mais tu peux retourner d’où tu viens.
— Je crois pas que tu sois en position de discuter.
— Je te dis que Pontoizau…
— On sera pas trop de deux pour te torcher le cul. Tu restes où t’es et tu m’attends tranquillement.
— Non. J’ai encore quelqu’un à voir sur l’autre rive.
Faustin Munyaseza .
— Tu serais un chien, y a longtemps qu’on t’aurait piqué. Quand tu vas t’arrêter, nom de dieu ? Tu crois que tu peux jouer au petit Maigret, vent du cul dans la plaine, pendant que les obus sifflent de partout ? Que des hélicoptères à plusieurs millions d’euros pièce se déplacent pour toi et que ton pauvre père vogue dans ta direction sur sa pirogue de merde ?
Erwan rit à son tour : le contraste entre les moyens de la MONUSCO et ceux de son père paraissait l’amuser.
— Encore une fois, j’apprécie ta volonté de…
— Qui est ton témoin ? demanda Grégoire pour la forme.
— Méphisto, le chef des Interahamwe. Je pense que le nom te dit quelque chose.
— Tu crois que tu vas en tirer quelque chose ? fit-il sans relever.
— Ça vaut le coup d’essayer.
— Comment tu comptes le trouver ?
— Je suivrai les cadavres.
— Et pour traverser le fleuve ?
Erwan ne répondit pas, réalisant sans doute l’absurdité de sa situation. Mais Morvan ne misait pas trop sur cette dernière difficulté : cette tête de bois allait encore se démerder.
— Je te conseille de rester planté dans ta souche, insista-t-il. Ne force pas ta chance. T’es déjà largement hors forfait.
Soudain, la pirogue ralentit. Ils s’engageaient sous une voûte de feuilles. Au raffut du moteur s’ajoutaient les hurlements des singes, les sifflements des oiseaux. Après les bras ouverts de Dieu, on pénétrait chez lui : dans la cathédrale. Architecture en ogives, vitraux au faîte des cimes, senteurs d’encens qui montaient de l’écorce en décomposition. La puissance de l’Afrique, quand elle passait ainsi de l’immense à l’intime, des ciels abyssaux aux lueurs de confessionnal, vous serrait la gorge. En Europe, on lisait l’avenir dans les lignes de la main. Ici, dans les nervures des feuilles.
— J’ai lu ton dossier, papa…
Le ton d’Erwan était grave, presque solennel.
— Quel dossier ?
— Celui de De Perneke.
Grégoire avait toujours su que ce document existait — il l’avait cherché durant des semaines, des mois après la fuite du salopard. Il en avait conclu que le Belge était parti avec. Une erreur de plus…
— Et alors ? demanda-t-il d’une voix atone.
— J’ai lu l’histoire de Champeneaux.
Morvan se concentra sur le paysage pour ne plus entendre. La pirogue avait retrouvé le soleil. Elle semblait s’envoler vers la lumière, comme dans une toile de Chagall. Il plissait les yeux face à la brûlure cuivrée. D’un coup, il réalisa que son fils s’était tu.
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