Elle se dirigea vers la Brigade criminelle — escalier A, troisième et quatrième étages — et chercha le bureau d’Audrey qui lui avait ordonné de rappliquer en fin de matinée. Gaëlle était venue à pied depuis le 8 e arrondissement, obligeant les deux colosses à la suivre au pas — et à bonne distance. Ils auraient pu la conduire en voiture mais elle voulait exsuder sa frousse de la nuit précédente.
Pas moyen de trouver son repaire. Enfin, on l’orienta vers une salle de groupe où Audrey l’attendait. Bref salut, aucun sourire : assise à contre-jour face à son ordinateur portable, l’OPJ était enveloppée d’une auréole trouble, couleur de pierre et de pluie.
Gaëlle s’installa en face d’elle, refusa le café qu’on lui proposait et attendit la suite. Audrey avait travaillé sur les techniques d’embaumement, les produits utilisés par les thanatopracteurs, les sociétés spécialisées dans cette discipline. Visiblement, elle se consacrait désormais exclusivement à cette enquête.
Mais pourquoi n’a-t-elle pas encore arrêté Éric Katz ?
— En général, continuait la fliquette, on injecte des produits biocides, comme le formol, par la carotide, associés à des fluides d’embaumement. Ce n’est pas si compliqué et…
— Qu’est-ce que tu fous ? la coupa Gaëlle. Dès qu’on a un indice, une preuve, tu recules. Depuis deux jours, on accumule les trucs chelous sur Éric Katz et t’es pas foutue de lancer une vraie enquête.
Audrey se leva, ouvrit la fenêtre et se roula une cigarette.
— Combien de fois je dois te le répéter ? Pour démarrer une investigation en bonne et due forme, il faut une saisine du parquet, et avant ça une plainte ou un crime avéré. Pour l’instant, je n’ai rien.
— Tu peux assigner cette histoire sur un autre dossier. Toute ma vie, j’ai vu mon père puis mon frère le faire.
— Tu oublies un élément majeur. Depuis qu’Erwan est en Afrique, nous, les membres de son groupe on est répartis dans d’autres équipes. Pas moyen de magouiller quoi que ce soit.
— Si tu cherches un crime du côté de Katz, rétorqua Gaëlle avec mauvaise foi, pourquoi tu t’obstines sur cette histoire d’embaumement ? On en a rien à foutre.
— Tu as tort. Je cherche déjà à savoir qui a pu faire le boulot. J’ai passé des coups de fil auprès des boîtes spécialisées, des entreprises de pompes funèbres, à Paris et autour des Lilas, en prenant la date de rapatriement des corps. J’ai aussi appelé le cimetière mais ces infos sont confidentielles. Pour l’instant, je n’ai rien obtenu.
— Toujours la même rengaine.
Audrey fit comme si elle n’avait pas entendu. Elle alluma sa clope et souffla un trait de fumée vers la Seine.
— Y a un autre scénario possible, poursuivit-elle. L’amateur éclairé. Dans ce cas, il a acheté lui-même le matériel. J’ai contacté les fournisseurs de ce genre de produits et leur ai demandé de vérifier leurs carnets de commandes après la date de l’accident en Grèce. En général, ils ne vendent qu’à des professionnels.
Les deux enfants, noircis et desséchés sous les bandelettes, lui revinrent en mémoire. Elles n’avaient dénudé que la partie supérieure des petits visages, sans pouvoir aller plus loin.
— Et alors ?
— J’ai trouvé un seul particulier, un certain Thomas Sanzio. Il a acheté du formol, des fluides et d’autres produits biocides en septembre 2006, en répartissant ses achats sur plusieurs sociétés, comme pour se noyer dans la masse.
— Katz ?
— En tout cas, ce Sanzio n’existe pas à l’état-civil. Les gars à qui j’ai parlé n’ont eu aucun contact avec lui excepté des coups de téléphone et des virements.
— Le compte en banque ?
— J’attends les coordonnées bancaires mais je ne suis pas optimiste.
— L’adresse de livraison ?
— Le cimetière des Lilas.
Un souvenir la fit encore frissonner : elles avaient aussi vérifié les urnes avant de quitter le sanctuaire et découvert des débris organiques méconnaissables — il aurait fallu un spécialiste pour y retrouver ses petits.
L’image qu’elle avait emportée en repartant : Katz ouvrant les cercueils à chaque visite, se recueillant face aux momies, à genoux sur le prie-dieu. Un pur tableau horrifique.
Elle décida de passer la vitesse supérieure :
— Arrêtons de perdre notre temps et posons la question à Katz lui-même.
— Je t’ai déjà dit que pour le convoquer…
— Je parlais de moi. Un interrogatoire autour d’un bon dîner.
— Tu le rappellerais ?
— Pas la peine. Il m’a laissé un message cette nuit : il veut me voir ce soir.
La traversée du fleuve avait été plus compliquée que prévu. Salvo avait opéré plusieurs boucles pour éviter des courants et visiblement, il n’était pas un expert. Sans compter qu’il y mettait de la mauvaise volonté : pas du tout pressé de rejoindre la rive hutue, le Salvo…
Ils accostèrent enfin au pied d’une pente abrupte, creusée par le courant. Sur la berge, des cadavres. Des bras, des jambes se confondaient avec les racines-échasses et les palmiers-épines, des corps décapités flottaient dans des positions grotesques. Il y avait aussi du matériel, trop lourd pour être emporté — canons à demi immergés, obus enlisés, fragments de métal méconnaissables.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiéta Salvo.
— On descend. Prends ta valise.
Salvo sauta à la baille en grimaçant et amarra la pirogue en évitant les dépouilles. L’odeur nauséabonde évoquait à la fois la fraîcheur des végétaux et la décomposition des restes humains.
Ils escaladèrent le mur de latérite et accédèrent à un sentier bordant la rive.
— D’après toi, où est Faustin ? demanda Erwan en armant son AK-47.
— Après chaque assaut, les FARDC se replient vers leur base arrière. Les Interahamwe, eux, restent dans les anciens villages des mineurs. Pour l’instant, y doivent piquer le matériel aux morts de l’armée régulière.
— Ils ne sont pas alliés ?
Salvo ne put s’empêcher de rire. Les associations ici ne duraient que le temps d’une bataille, et pas question de renoncer à une Kalach ou une paire de bottes.
— Avance, reprit Erwan d’un ton lugubre.
Passé les hautes herbes, ils découvrirent une grande clairière. Tout était noir : arbres, buissons, cadavres, latérite. Des cratères marquaient les points d’explosion. Les palmiers n’avaient plus de branches. Pas une âme qui vive. Seulement des macchabées, certains en uniforme, d’autres en accoutrements bariolés. À vue de nez, une centaine. Au-dessus d’eux, des légions de mouches formaient des nuages sombres mais la priorité était aux vautours qui se régalaient déjà, commençant par les yeux et les parties génitales.
Un peu plus loin ils croisèrent des êtres vivants, ou presque. Des zombies au pas incertain, poussant des brouettes pour récupérer armes, cartouches, bottes et uniformes. Ils volaient aussi les fétiches, les talismans au cou des morts — qui n’avaient pourtant pas l’air très efficaces.
Personne ne leur prêta la moindre attention. Enfin, ils atteignirent le village. Les toits de tôle variaient les nuances de rouille et de lichen. Les murs de planches, de parpaings ou d’adobe semblaient tenir debout par miracle. On entrait ici dans le vif du sujet. Des hurlements s’échappaient des casemates, des hommes torse nu ou en blouse chirurgicale déchirée mettaient un pied dehors pour vider des bassines remplies de sang, des femmes cagoulées, qui ressemblaient aux sorcières d’en face, portaient des instruments — scie, hache, machette — évoquant une chirurgie grossière qui n’avait qu’un ennemi : la gangrène.
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