Le Français sortit de sa planque et essuya une nouvelle décharge. À se demander où le canonnier avait appris à tirer. Aucune trace de Faustin. Erwan n’avait pas fait trois pas qu’une nouvelle salve dévastait le décor. Il plongea au sol et regarda derrière lui : des ombres zigzaguaient de casemate en casemate. Bordel de Dieu . Des fidèles de Sa Seigneurie l’avaient pris en chasse.
Erwan balança une rafale, se releva, atteignit une nouvelle ruelle. Toujours pas de Faustin. Il partit à droite, à l’instinct, évitant une masure qui s’écroulait devant lui. Il enjamba les décombres et accéléra avec toujours l’espoir d’apercevoir le diable en débardeur. Nouvelle rasade venue du ciel. Soit les gars de la MONUSCO devaient s’acheter des lunettes, soit ils le visaient, lui…
Il se carapata encore. Les tirs en tous sens, le quartier en fumée, la puanteur de la poudre… Un air de déjà-vu avec un petit quelque chose en plus : le sentiment d’être acculé dans un piège. Il roula sur le côté, s’abrita sous un toit de tôle. Les balles le poursuivirent, trouant son abri, levant la terre comme une pâte…
Cette fois, plus de doute : la cible, c’était lui. Pourquoi ? Il tenta une sortie. Accueil salé sur le seuil. Il recula en serrant son fusil, tétanisé : sa planque n’allait pas tarder à céder. Il devait sortir de là, il devait…
Une explosion mit tout le monde d’accord. Erwan traversa un mur de plâtre. Dans un brouillard de poussière, il se releva, hagard. Il n’aurait pas su dire qui avait tiré — ceux du ciel, ceux du fond —, mais tous voulaient sa peau. Nouvelle artère. Plutôt une tonnelle faite de pneus, de toile et de branches. Quelques secondes à l’abri. Un bonheur n’arrive jamais seul : Méphisto dans son champ de vision, à cinquante mètres.
— Faustin ! hurla-t-il, récoltant deux coups de feu en réponse. Attends-moi !
Il reprit son sprint, slalomant parmi les ruelles, essuyant les balles du haut, les tirs du bas, les éclats de tous côtés. Méphisto avait disparu. Les Hutus s’appelaient d’un boyau à l’autre en swahili — Erwan n’y comprenait rien mais « Tuez le Blanc ! » ne devait pas être loin de la traduction littérale. Au-dessus d’eux, l’ombre des pales les suivait comme un gigantesque bourdon.
— Faustin ! cria-t-il encore à l’aveugle. Je dois te parler !
Appels absurdes : quel marché avait-il maintenant à proposer ? Quelle protection pouvait offrir la véritable cible de tout ce barouf ? Il ne parvenait pas à saisir pourquoi de naufragé à sauver, il était devenu l’homme à abattre.
Méphisto réapparut — dos trempé de sueur — sur sa droite. Erwan bifurqua, se cogna contre un amas de planches, trébucha et se retrouva face à une poignée de Hutus. L’un portait un lance-roquettes, deux autres des Kalachs, un quatrième un fusil de précision. Ces engins pointés vers lui possédaient une vraie dimension comique — une vignette de bande dessinée — mais Erwan tomba à genoux, vaincu.
Mains croisées sur le visage, il perçut son propre sanglot quand un rugissement assourdissant vint tout balayer. Il leva les yeux et vit l’hélicoptère achever sa révolution, mitrailleuses armées, pilote et canonnier au taquet. Il aperçut même la gueule de singe blond de Pontoizau derrière le vitrage blindé du cockpit.
Il y eut deux explosions concomitantes, une au sol, l’autre dans les airs. Elles-mêmes subdivisées en deux temps : boule blanche, crash rouge. Le souffle brûlant des impacts projeta encore une fois Erwan en arrière. Quand il releva la tête, les portes des enfers s’étaient ouvertes. Le Hutu au lance-roquettes titubait près d’un cratère en éruption tandis qu’au loin l’appareil chutait au ralenti.
Les tirs s’étaient croisés, l’homme au RPG avait visé l’Apache qui déjà balançait son missile. Erwan rampa pour s’éloigner du brasier, redoutant que les charges à bord de l’hélicoptère n’explosent. Aspergée de kérosène, la ville partait en flammes. Ses petites cellules grises convergeaient vers un seul mot : le fleuve. L’atteindre avant que la marée incandescente ne l’emporte. Une voie plus large, puis une autre. Couvert de boue, son col de chemise relevé sur sa bouche, il était le Golem, le colosse de Prague, la statue d’argile née de la magie des hommes.
Il essaya d’accélérer encore quand Méphisto, de dos, surgit cent mètres devant lui. Un dernier effort . Non pas le rattraper mais simplement le suivre : le Hutu, lui, savait où était le Lualaba. Ils se traînèrent ainsi durant quelques secondes, ou plusieurs siècles, sans que Faustin se retourne une seule fois.
Soudain, sans doute mû par l’instinct, le Hutu fit volte-face. Erwan s’arrêta net. Derrière le Black s’ouvrait le fleuve — placide et boueux, indifférent à l’incendie.
Méphisto déroulait déjà le bras pour appuyer sur la détente. Seul un clic lui répondit.
Chargeur vide, mon canard .
Par réflexe, le Hutu palpa sa ceinture mais Erwan braqua son fusil :
— Laisse tomber, Faustin.
L’autre balança son arme sans hésiter et leva les bras comme l’enfant dresse son pouce pour arrêter le jeu.
— La vérité, haleta Erwan. Après ça, tu pourras retourner à ta guerre.
— Quelle vérité ?
Le Hutu était à bout de souffle mais son visage congestionné, couvert de sang et de cendre, hurlait qu’il pouvait encore encaisser. C’était son boulot depuis sa naissance.
— La nuit du 30 avril…, prononça Erwan d’une voix sifflante. La Cité Radieuse…
Autour d’eux le feu formait un cercle mortel. Des hurlements provenaient des cases crépitantes — les blessés brûlaient vifs. Même sur le fleuve, des flaques huileuses se répandaient autour des pirogues, et s’embrasaient, faisant craquer les racines et les coques comme des os.
— T’es bien le fils de ton père…, haleta le Noir. Tu…
La balle lui traversa les carotides, provoquant deux jets simultanés, de part et d’autre du cou. Il tomba face contre terre, mains serrées sur sa gorge. L’orage déchira le ciel. Les nuages crachèrent une pluie fine qui ondula aussitôt comme un rideau de perles dans le vent. En état de choc, Erwan ne bougeait plus.
Un bruit de moteur. Un bateau à travers les flammes. À son bord, Morvan en gilet balistique, un fusil de précision à la main.
— Si t’as des questions, hurla-t-il à son fils, c’est à moi que tu dois les poser !
Ce rendez-vous, Gaëlle ne le sentait pas.
Elle avait imaginé une rencontre intime avec Katz, les yeux dans les yeux, mais Audrey avait exigé d’encadrer l’entrevue avec ses collègues. La fliquette craignait que le psy ne se soit aperçu de la fouille de son cabinet et qu’il soupçonne Gaëlle d’être dans le coup. À ce dispositif s’ajoutaient ses deux fidèles gardes du corps. Elle voulait un rendez-vous galant, elle risquait d’avoir un coup de filet façon BRI.
L’esplanade du Centre national Georges-Pompidou, vaste et en pente, permettait de voir sans être vu, même quand il y avait foule. Gaëlle avait fait promettre à Audrey de ne pas intervenir — elle se sentait capable de tirer seule les vers du nez à Éric Katz. Elle comptait lui proposer un restaurant tranquille dans une impasse perpendiculaire à la rue du Renard, juste derrière le musée.
Postée au coin de la rue Saint-Martin, accoudée à la rambarde qui cerne le parvis, elle grelottait mais se sentait déterminée. Seul le micro qu’elle portait fixé sur sa poitrine la contrariait. D’abord parce qu’elle avait dû s’habiller comme une nonne — col cheminée blanc, pull noir —, ensuite parce qu’elle allait être sur écoute durant son numéro de charme.
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