Le fourgon acheva de paniquer Katz. Il fit demi-tour et plongea dans le tunnel d’où les voitures sortaient à pleine vitesse. Au moment où Gaëlle contournait la rampe à son tour, un hurlement de freins — ou un cri humain ? — jaillit de la gueule de béton.
Elle sut que tout était fini.
Elle se planta devant le car qui s’apprêtait à s’engouffrer dans le passage à contresens, l’obligeant à piler, puis elle descendit la pente à bout de souffle. Dans le souterrain, des voitures étaient à l’arrêt. Un nuage de fumée et une puanteur de caoutchouc brûlé stagnaient entre les murs crasseux. Une giclée de sang lézardait le bitume, prenant sa source sous le pare-chocs d’un 4 x 4. Katz avait été projeté dix mètres plus loin, aux pieds de Gaëlle qui, prise par son élan, faillit trébucher dessus.
Elle poussa un cri bref, presque un hoquet. La silhouette du psy, toujours serrée dans son imper, ne lui avait jamais paru aussi fragile. L’angle de sa nuque révélait une torsion impossible, une brisure nette au niveau des cervicales.
Elle s’agenouilla. Les conducteurs sortaient de leurs voitures et s’approchaient alors qu’elle entendait les flics débouler derrière elle, sans doute arme au poing. Les secondes ressemblaient à des coups de boutoir, pressant son cœur, ses idées, sa vie. À l’encontre de tous les préceptes de secourisme, elle glissa sa main sous la nuque du psy — poisseuse de sang, étrangement légère — et lui releva la tête.
Katz essaya de parler mais il ne put que cracher des mucosités rougeâtres. Gaëlle pensa à ses premières séances rue Nicolo. Son amour naissant pour ce toubib énigmatique. Ses ruses pour le séduire. Ses coups de cafard face à sa froideur. Elle pleurait à chaudes larmes.
Les flics, les automobilistes, Audrey et ses sbires formaient maintenant un cercle autour d’eux mais personne n’osait avancer.
Katz continuait à balbutier. Sa bouche n’était qu’un trou sombre ponctué de dents brisées. Gaëlle se pencha encore et ne put saisir que ces derniers mots :
— L’Homme-Clou n’est pas mort…
Tout l’après-midi, Erwan était resté prostré.
Après l’apocalypse hutue, Morvan l’avait attrapé par le colback, lui avait mis d’office un gilet pare-balles assorti d’une chasuble de sauvetage et l’avait jeté dans sa pirogue. À bord, un Noir patibulaire à la barre et un colosse armé en back-up — les premiers visages locaux sur lesquels Erwan ne lisait ni peur ni folie. Il s’était recroquevillé au fond du bateau et s’était fermé au monde extérieur. Les flammes léchaient la coque, le fleuve se consumait en convulsions blanches, l’averse crépitait et lui attendait simplement que la fin du monde les engloutisse.
Le pilote avait mis les gaz, Morvan était resté à la proue, prêt à balancer quelques rafales sur les survivants qui leur demanderaient des comptes. Plus question de décoller dans cette région à feu et à sang. Selon son père, il fallait retourner plein nord, dans la zone mystérieuse des mines où Chepik — le pilote du zinc avait compris Erwan — avait accepté d’atterrir.
Après ça, plus aucun souvenir. Sans doute le soleil était-il réapparu dans l’après-midi. Sans doute avait-il dormi. Il n’avait rien vu, rien entendu. Quand il rouvrait les yeux, il n’apercevait qu’une chose : son père à l’avant, MK 12 au poing, immobile. Guerrier blanc dans un monde noir — le Vieux ne lui avait jamais paru aussi réel, aussi cohérent.
À 18 heures, extinction des feux. La nuit et son étrange douceur les avaient frappés comme une maladie insidieuse. Erwan attendait toujours que sa conscience ressorte de son trou. Pour l’instant, il n’obtenait que des éclats de panique dans son cerveau, des secousses dans sa chair.
— On va dormir ici, annonça son père alors que le bateau accostait une rive obscure. On est à mi-route.
— Mi-route de quoi ? parvint-il à prononcer comme on cherche un crachat au fond de sa gorge.
— La piste d’atterrissage. Pas besoin de nom. D’ailleurs, ce coin-là n’en a pas. Si tout se passe comme prévu, on y sera demain midi et Chepik nous embarquera. La fête est finie, mon garçon.
Le Padre ordonna à ses hommes d’installer le campement sur la rive, près du bateau. Il fila des nouvelles frusques à son fils et sortit le classeur du sac à dos. Il le feuilleta rapidement puis le balança dans le fleuve où il coula à pic.
Erwan n’eut même pas la force de protester. Il n’était plus un enquêteur mais un mendiant de vérité. Il prendrait désormais ce qu’on voudrait bien lui donner.
— Viens avec moi, lui ordonna Morvan.
Les deux Noirs allumaient un feu sous une chape de feuilles — les averses du soir avaient commencé.
— On reste pas avec eux ?
— Viens, je te dis.
Se redressant douloureusement, il suivit son père : le Vieux avait emporté le strict minimum pour établir un deuxième bivouac dans la forêt. Le carré VIP, sans doute. Ils s’arrêtèrent dans une clairière abritée. Morvan disparut ramasser du bois sec et Erwan se blottit au pied d’un palétuvier, cherchant d’instinct la même position que la nuit précédente. Tout autour, le harcèlement de la pluie se resserrait.
Avec la lucidité, des noms, des visages revenaient. Salvo, mort sous une tempête de dollars, Méphisto, tué pour une vérité vieille de quarante ans, Pontoizau voulant l’abattre pour une raison inconnue avant d’exploser en vol, tous les blessés anonymes qui avaient grillé dans le bidonville flambé au kérosène. Le grand vainqueur de cette bataille était Morvan lui-même. Il avait repris la main sur son passé.
Erwan ouvrit les yeux. Le Padre avait allumé un feu et placé une casserole sans manche sur le foyer. Il y vidait maintenant une boîte de sauce tomate. Totalement surréaliste.
— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda Erwan sans ironie.
— Du singe. Mais va falloir le faire bouillir au moins une demi-heure pour ramollir la carne.
Morvan se mit à couper des oignons. De nouveau, Erwan éprouva cette certitude : la jungle était le biotope naturel de son père. On s’était toujours trompé sur lui, lui prêtant des ambitions compliquées, des calculs retors. Le Machiavel de la place Beauvau, tu parles . Le Vieux était une bête farouche, un prédateur qui aimait la solitude, le grand air et l’immédiateté de l’existence animale. Survivre, oui. Se souvenir, non.
Le chef cuistot posa la seule question qui vaille :
— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?
Sous sa cape de pluie, Erwan n’était plus qu’une voix dans l’obscurité :
— Qui a tué Cathy Fontana ?
— Moi.
Déception. Depuis longtemps déjà, il avait deviné que c’était la violence de son père — cette brutalité qui leur avait pourri la vie, à lui, son frère, sa sœur, et surtout sa mère — qui avait coûté la vie à l’infirmière. Mais il présageait une histoire forcément plus tordue.
Comme s’il avait perçu ses doutes, Morvan ajouta :
— J’ai été l’arme du crime, mais ce sont Maggie et de Perneke qui l’ont prémédité. Ils ont utilisé ma folie pour parvenir à leur but. (Il cala de nouvelles branches sur les braises puis, dans un geste comiquement théâtral, regarda ses mains cuivrées par la lueur du feu.) N’empêche : ce sont ces sales pattes d’assassin qui ont fait le boulot…
Erwan avait envie de rire mais ses cordes vocales étaient douloureuses — trop hurlé dans la ville minière, trop bouffé de boue, trop respiré de fumée.
— De Perneke était un jeune psychiatre qui n’avait rien à faire à Lontano, enchaîna le Vieux. J’ai jamais su pourquoi il s’était retrouvé dans ce trou mais à mon avis, il avait déjà eu des ennuis en Belgique. Il avait une manière bien à lui de pratiquer son métier. Efficace, mais il voulait être payé en retour — et pas seulement en pognon : pouvoir, femmes, sang. Il voulait aussi y gagner un savoir scientifique : on était tous ses cobayes. Il tenait Lontano : confidences des épouses qui couchaient à droite à gauche, hommes hantés par la mégalomanie, le remords ou la haine des Noirs, névrosés de toutes sortes, psychotiques, obsédés… Il recueillait les révélations de chacun, organisait ses petits chantages, amassait l’argent et gagnait de l’influence. Il contrôlait également la jeune génération — surtout les Salamandres, en leur fournissant leur drogue psychédélique qu’il fabriquait dans les sous-sols de la clinique Stanley. Il en distribuait aussi gratuitement, jouant au psy à la coule et couchant avec toutes celles qui étaient reconnaissantes. Mais l’âne veut toujours la carotte qu’on lui refuse. Ce con bandait pour Maggie qui n’avait d’yeux que pour moi…
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