— Alors que tu avais retrouvé Cathy…
Morvan ne répondit pas, sombrant dans ses pensées, puis s’ébroua et reprit :
— J’y reviendrai plus tard. La situation était la suivante : Maggie me voulait, de Perneke voulait Maggie, et moi, j’étais à la merci du psy. T’imagines pas mon état à cette époque : je souffrais d’hallucinations, j’entendais des voix. Même Mai 68 m’avait rejeté comme un chien qui a la rage. Au Gabon, je m’étais un peu calmé mais quand j’ai rencontré Cathy, mes crises ont repris de plus belle. Je ne savais plus ce que je faisais. Je la frappais, je voulais la balafrer, je l’étranglais. Je l’aimais et la détestais en même temps. Plusieurs fois, à Port-Gentil, di Greco est intervenu pour éviter le pire.
Di Greco : Erwan avait presque oublié ce vieux fantôme. Il faisait pourtant partie, à sa façon, des victimes de l’histoire.
— L’Homme-Clou m’a offert une porte de sortie. J’ai bouclé mes valises et je me suis enfui au Congo pour trouver la paix, pour épargner la femme que j’aimais. Les Salamandres m’ont fait du bien. Il y a eu Maggie, puis de Perneke : ses pilules, son écoute… Même l’enquête qui n’avançait pas m’éloignait de mon mal : le tueur m’obsédait et me détournait de ma propre folie. Jusqu’à la Saint-Sylvestre 70.
— Et le retour de Cathy.
Morvan hocha la tête — il venait de jeter les oignons dans la casserole.
— En fuyant, j’avais voulu la préserver, la protéger de mes crises, et la voilà qui rappliquait. Elle avait encore l’espoir de me guérir. Elle ignorait qu’elle-même était ma maladie…
Sœur Hildegarde avait déjà prononcé cette phrase mystérieuse. Que voulaient-ils dire ?
— Quand elle est apparue à Lontano, j’ai été heureux de la retrouver mais aussi terrifié à l’idée de lui faire à nouveau du mal. Très vite, j’ai recommencé à lui taper dessus.
— Et le traitement de De Perneke ?
Morvan touillait lentement sa mixture. Les pattes griffues du singe émergeaient de temps à autre parmi les bulles rouges.
— Cet enfoiré savait y faire mais je me refusais toujours à lui raconter mon enfance. Elle était si enfouie en moi qu’il aurait fallu un cric pour l’exhumer. Or, selon lui, aucun progrès n’était possible sans exorciser ce passé qui était la cause de tout. Aux médocs, aux séances d’analyse, il a ajouté l’hypnose, mais ça ne sortait toujours pas. Alors il a contacté je ne sais qui en France pour mener l’enquête. Son gars lui a envoyé un dossier complet. En vérité, rien n’était secret. Je n’avais même pas changé de nom. Quand il a découvert toute l’histoire, de Perneke a su exactement comment l’exploiter…
Erwan l’arrêta d’un geste :
— Je ne pige plus. Qu’est-ce qu’il y avait à utiliser au juste dans tes origines ? Et pour en faire quoi ? Quel rapport avec Cathy ?
— C’est qu’il te manque la pièce maîtresse du dossier.
— Laquelle ?
— Celle que j’ai volée à l’époque à de Perneke.
Le Vieux glissa sa main dans sa poche de poitrine et en sortit une photo d’identité — un cliché anthropométrique qui datait apparemment d’un tribunal d’épuration à la Libération.
— Je te présente Jacqueline Morvan…
Erwan demeura stupéfait en découvrant le visage de sa grand-mère : le sosie de Catherine Fontana. Même visage ovale, même yeux papillons. Pas besoin de s’appeler Freud pour comprendre pourquoi le Kleiner Bastard aimait et haïssait à la fois Cathy Fontana. Elle était l’incarnation ressuscitée du cauchemar de son enfance.
— Le plus étrange, continua le Padre, c’est qu’à l’époque, j’avais tellement refoulé ces années de merde que je ne voyais pas cette ressemblance. En revanche, quand de Perneke a reçu ce portrait, il a compris la clé de ma relation infernale avec Cathy. Il a même échafaudé un plan, inspiré par Maggie.
— Quel plan au juste ?
— Maggie était la reine de Lontano. On ne lui avait jamais rien refusé. L’outrage qu’elle avait subi le soir de la Saint-Sylvestre — Cathy m’avait récupéré sans le moindre effort — lui était insupportable. Elle voulait effacer cette fille, par n’importe quel moyen. Or, elle pouvait tout demander au psy, en échange de ses faveurs.
— Tu veux dire…
— Ils ont conclu un pacte : une nuit avec elle contre la peau de Cathy. De Perneke lui a d’abord vendu qu’il pouvait me forcer à rompre avec elle. Maggie attendait de voir. Il a resserré ses séances, il m’a confronté à cette photo de ma mère, m’a soutenu que le problème ne venait pas de moi mais de Cathy, que je devais chasser cette image qui ranimait mes souffrances de jadis… Quand il a fini par comprendre qu’il ne parviendrait pas à me faire accepter la vérité, il a opté pour les grands moyens et nourri cette haine qui me dévastait. Il ne me parlait plus que de catharsis. Il m’a persuadé que je devais détruire ce visage, balayer cette image qui était la source même de ma folie. Je me souviens encore de sa voix qui murmurait : « Tu dois trouver ta catharsis, Grégoire… »
Il se tut quelques secondes puis reprit, d’un ton presque rêveur :
— Tu sais ce qu’écrivait Freud à Sabina Spielrein, la maîtresse de Carl Jung ?
— Non.
— « Je crois que vous aimez encore le docteur Jung, d’autant plus puissamment que vous n’avez pas mis en lumière la haine que vous lui portez. » Je ne cherche pas d’excuse mais ce qui devait arriver arriva. Cette fameuse nuit d’avril, j’ai eu une crise plus violente que les autres. J’ai étranglé Cathy avec la conviction que ma libération était à ce prix. J’ai serré mes doigts autour de son cou en l’entendant hurler : « Kleiner Bastard ! » Je voulais la faire taire, je voulais l’empêcher de me faire du mal, de…
Le Vieux reprit son souffle et poursuivit, pianissimo :
— Tout s’est passé dans une chambre de la Cité Radieuse. J’avais installé mon QG là-bas. Des voisins ont entendu des cris, ils ont alerté le veilleur de nuit.
— Faustin Munyaseza ?
— Lui-même. Il m’a surpris le couteau à la main alors que j’avais déjà tondu le crâne de Cathy et que je lui gravais une croix gammée sur le front. Il a réussi à me maîtriser et a appelé de Perneke.
Erwan comprit un détail insoupçonné de l’affaire : Thierry Pharabot, le véritable Homme-Clou, n’avait jamais rasé le crâne de ses victimes mais la légende avait retenu ce trait particulier à cause du meurtre de Cathy. Une autre vérité découlait de ce premier fait : Kripo, le deuxième Homme-Clou, connaissait cet aspect de l’affaire — et pour cause, il assistait, enfant, le meurtrier durant ses sacrifices —, il savait que Pharabot ne pratiquait pas ce rite ; or il avait tout de même rasé ses victimes en septembre dernier, façon pour lui de signifier à Morvan qu’il savait tout .
Son père était plongé dans une rêverie taciturne, tournant toujours sa cuillère dans la casserole comme s’il préparait quelque potion maléfique.
Il frissonna et reprit :
— De Perneke s’est radiné avec Maggie à la Cité Radieuse.
— Pourquoi Maggie ?
— Jamais il n’aurait pu gérer seul une telle situation. Or, Maggie était la seule au courant.
— Cela aurait été plus simple de te faire arrêter.
— T’as vraiment les neurones encrassés. De Perneke voulait coucher avec Maggie qui voulait me récupérer. Il fallait donc faire porter le chapeau du meurtre au seul suspect possible : l’Homme-Clou.
— Comment avez-vous embarqué le corps ?
Grégoire se leva. Avec sa tignasse crépue et son poncho de pluie, il ressemblait à un aventurier mythique. Un homme qui a taillé sa légende à coups de machette et de pépites.
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