Pas l’ombre d’un uniforme. Seulement des Hutus, bandits mexicains à cartouchières, pieds nus, qui pansaient leurs plaies, fumaient ou picolaient, l’œil vide. Leur fatigue allait bien au-delà du manque de sommeil ou de l’épuisement physique — c’était une sorte d’hémorragie mentale que rien ne pouvait enrayer. Pourtant, quelque chose d’autre brûlait au fond de leurs yeux, faisant redouter qu’un éclat vous saute encore à la gueule.
— Demande-leur où est Faustin, ordonna Erwan.
— Patron…
— Fais-le.
— Y sont sourds, patron. À cause des bombes.
Erwan fut soudain pris d’une envie de rire.
— T’as qu’à parler fort, fit-il pour rester dans le ton.
Salvo apostropha un groupe. Ils se mirent à brailler en swahili ou un autre dialecte. Erwan, doigt sur la détente, se répétait sa résolution comme un mantra : risquer sa peau une dernière fois — peut-être la bonne — pour les derniers fragments de vérité. Une étoile morte depuis bien longtemps mais dont la lumière pouvait encore, espérait-il, lui parvenir.
— Y disent qu’il est là-bas, traduisit Maillot Jaune. Y disent qu’y a eu beaucoup de pertes hier. Méphisto, il est trrrrrès en colère. C’est pas une bonne idée de…
Un gamin d’une douzaine d’années, portant béret et Kalach, s’était approché. Yeux mi-clos, visage émacié, l’air complètement stone.
— Le môme, expliqua Salvo, y peut nous emmener.
— On y va.
Le village minier n’était pas englouti par la végétation comme la cité d’en face — à l’évidence, on avait continué à vivre ici. Ruelles serrées, baraques de fortune, détritus sur les seuils, tout ça rappelait un bidonville de n’importe quel coin du monde.
Une impression d’irréalité enveloppait Erwan : ces guerriers harnachés, couverts de fétiches, qui se tenaient sur les perrons comme des commerçants oisifs, le sol boueux jonché de douilles et d’ordures, l’odeur des morts qui se mêlait à celles de la nature, le silence des survivants qui n’entendaient plus les gazouillements des oiseaux, les cris des singes dans les cimes…
Après plusieurs minutes dans ce dédale — de plein gré dans la gueule du loup —, ils parvinrent sur une place cernée de cabanes aux écriteaux de bois délavés.
— C’est quoi ça ?
Un groupe de soldats s’écarta pour libérer la vue à celui qui venait de poser la question — sans aucun doute Faustin Munyaseza. L’homme se tenait derrière une planche posée sur des tréteaux — son QG de campagne — où des cartes et des bouteilles de bière s’accumulaient.
Méphisto avait la gueule de l’emploi : courtaud, en débardeur et pantalon de survêtement, couvert de bijoux en or et de fétiches en os ou coquillages. Des yeux de soufre, des cicatrices plein la gueule. Difficile de lui donner un âge mais au moins la cinquantaine, ce qui lui conférait ici un air d’immortalité. Autour de lui, la moyenne ne dépassait pas vingt ans.
Méphisto était l’envers d’Esprit des Morts. Le Tutsi était grand et fin, lui était large et trapu. Le leader du FLHK avait un visage en lame de sagaie, Faustin avait une tête ronde en tôle martelée. Le premier paraissait avoir grandi dans la plaine, le second poussé dans un trou. Ils incarnaient tous deux les pires clichés sur leurs ethnies respectives.
Erwan continua à marcher, traversant le silence et l’hostilité. Il n’était plus qu’à quelques mètres de Faustin. Personne ne l’avait désarmé : il tenait son canon baissé pour signifier ses intentions pacifiques.
— Qu’est-ce qu’y veut, le mzungu ?
Mauvais français, accent qui sarclait les syllabes. Sur ce plan aussi, très différent du chef tutsi.
— Je suis venu te poser des questions.
Faustin émit un sifflement admiratif. Ses yeux étaient si rouges qu’ils paraissaient baigner dans du jus de rosbif.
— T’es journaliste ?
— Non, flic. À Paris.
— Elle est bonne !
Sa voix grave roulait comme une bétonneuse.
— Je viens d’en face, continua Erwan sans se démonter. J’ai risqué ma peau plusieurs fois pour arriver jusqu’ici. Maintenant, je veux des réponses.
— Sur quoi ?
— La Cité Radieuse, la mort de Cathy Fontana.
Il s’attendait à un éclat de rire mais le diable noir fronça les sourcils avec perplexité. Une lueur venait de s’allumer dans ses yeux de vampire.
— T’es le fils de Morvan ?
Même au cœur du chaos, sa ressemblance avec son père était son meilleur gage de crédibilité.
— Son fils aîné. Je suis né à Lontano.
Méphisto conserva un sourire goguenard aux lèvres. Le chef de guerre était doté de deux atouts : esprit vif et faculté d’adaptation.
— Pourquoi j’te répondrais ?
Erwan désigna Salvo et sa valise :
— À cause du fric d’Esprit des Morts. On est venus te l’apporter.
— Le Tutsi n’est plus de ce monde.
— Disons que c’est son héritage.
Faustin s’esclaffa, aussitôt relayé par des singes criards parmi la canopée.
— Ça, mon frère, vrrrraiment, tu…
Il s’arrêta net : un bourdonnement d’hélicoptère dans le ciel.
— Pontoizau…, murmura Erwan.
Il avait presque oublié son appel au secours. L’engin ne ressemblait pas à un appareil de sauvetage. Ses structures dotées de mitrailleuses et de lance-missiles proposaient une autre équation : cent pour cent de destruction, zéro pour cent de survie. Un Apache armé jusqu’à la gueule.
— Nkilé de Blanc…, glapit Méphisto en levant les yeux.
Il braqua son.45 sur Erwan qui n’eut que le temps de reculer et de se planquer derrière Salvo. La première balle atteignit le Banyamulenge au torse. Ses hommes imitèrent Faustin et tirèrent plusieurs rafales, Kalach à la hanche. Salvo et sa valise partirent en charpie. Erwan fit glisser son canon sous le bras de Maillot Jaune et arrosa sans viser. Au même instant, l’appareil se mit à canarder toute la clairière, la transformant en un geyser de boue.
Comme si tout ça ne suffisait pas, la valise de Salvo s’ouvrit et cracha des milliers de billets de banque dans l’air empuanti de poudre. Soudain indifférents aux balles de l’Apache, les Hutus se jetèrent à terre pour en ramasser des poignées.
Erwan recula et laissa tomber Salvo, sans croire au spectacle qui s’offrait à lui : les soldats qui rampaient parmi les dollars, la tourbe et leur propre sang, Faustin Munyaseza qui s’enfuyait à toutes jambes dans le dédale de la ville minière.
Erwan s’élança à sa poursuite dans le réseau des cahutes et des baraques bricolées. Ni soldats, ni autochtones, ni même aucun blessé en vue. Seulement des ruelles étroites comme des canalisations, encombrées de pneus, de sacs plastique, de gravats, de douilles… Méphisto courait là-dedans comme un rat dans sa décharge — avec lui, ça faisait deux : « Takes Two to Tango », dit la chanson. Erwan tenait toujours son AK-47 et sentait son sac à dos ballotter au rythme de sa course. Contact rassurant : Iridium, passeport, classeur…
— Faustin ! hurla-t-il, mais le vrombissement de l’hélicoptère les talonnait.
Persuadé que Pontoizau en personne était venu l’exfiltrer, il n’avait plus qu’une crainte : que le Canadien élimine le chef hutu dans la foulée.
— FAUSTIN !
Des rafales prirent le relais du grondement des pales. Le chef de la MONUSCO avait bien décidé de se faire Méphisto. Après la disparition d’Esprit des Morts, le meilleur moyen de chasser le conflit vers d’autres terres.
— Faust…
Nouveau tir sifflant entre les murs. Erwan se jeta au fond d’une cabane. Il devait faire comprendre à Méphisto qu’il représentait sa seule chance de survie. Si le Noir le laissait le rattraper, il serait sauvé : Pontoizau ne prendrait pas le risque de blesser l’homme qu’il venait chercher.
Читать дальше