— T’as demandé le rapport de police de l’accident ?
— J’ai contacté l’officier de liaison de Grèce, à Paris. Il s’en occupe. T’as rien à boire ? Une binouse ?
Gaëlle se leva et alla chercher une des bières qu’elle gardait pour Erwan. Elle en profita pour attraper quelques serviettes.
— Tu m’as pas l’air pressée de trouver des infos, déplora-t-elle en disposant les carrés de papier sur la table basse.
Audrey y posa distraitement son sandwich puis s’essuya les doigts comme un mécanicien à l’heure de la pause.
— Tu comprends le français ? En l’absence de motifs d’inculpation, on ne peut rien faire de plus.
— Je vais porter plainte contre Katz pour exercice illégal de la médecine.
Audrey coinça la capsule de la bouteille contre l’angle de la table et la fit sauter d’un coup de paume, entamant le bord du plateau de bois. Elle le fait exprès . La fliquette but une goulée mousseuse puis rota. Elle ne daigna même pas relever la proposition. Gaëlle n’avait pas besoin de sous-titres. Comme plaignante, elle n’avait pas vraiment le profil : internements à répétition, santé psychique fragile… Par ailleurs, l’OPJ voulait coincer Éric Katz sur l’Homme-Clou et non sur une quelconque pratique illégale de la psychiatrie.
Mais la principale objection était ailleurs : les seules preuves qui reliaient Katz au tueur sorcier — coupures de presse soigneusement collectionnées, dossier de patient au nom d’Anne Simoni, coordonnées des victimes notées avant leur assassinat — avaient été obtenues lors d’une perquise sauvage avec effraction. Mieux valait les oublier si les deux Fantômette ne voulaient pas se retrouver inculpées.
— Je peux le revoir et me débrouiller pour collecter des échantillons d’ADN.
— Vraiment, ma p’tite, je le répète : tu regardes trop de films.
— Grâce à ces fragments, insista Gaëlle, on pourrait l’identifier.
— À condition qu’il soit fiché dans le FNAEG. Ce dont je doute fort.
— Cet homme a changé d’identité, y a bien une raison.
Audrey se leva, s’essuyant encore les doigts avant de refermer son Mac.
— J’y vais. Essaie de dormir.
Gaëlle se redressa d’un bond :
— C’est tout ? On en reste là ?
— Je continue la gamme demain. Pendant ce temps, tu ne sors pas, tu n’appelles personne.
À l’idée de passer une nouvelle journée entre ces murs, Gaëlle fut prise d’une bouffée d’angoisse.
— Et s’il avait menti ? improvisa-t-elle.
— On sait qu’il ment sur toute la ligne.
— Je te parle de Hussenot. S’il n’était pas mort dans l’accident en Grèce ? Il aurait fait signer un faux certificat de décès par un médecin marron. Il aurait rapporté les corps de ses enfants et un cercueil vide pour lui.
Audrey éclata de rire. Gaëlle eut l’impression qu’on la giflait.
— Écoute-moi ! cria-t-elle. Il revient en France, change de nom et reprend un cabinet.
— On a vu ses photos : physiquement, Katz n’a rien à voir avec Hussenot.
— Et la chirurgie esthétique ?
— Va faire dodo, conseilla Audrey. Je t’appelle demain.
— Il a la clé du caveau !
La fliquette se dirigea vers la porte mais Gaëlle lui barra le chemin :
— Toi et moi, on y va maintenant.
— Où ?
— Au cimetière des Lilas. On force le mausolée. Un des cercueils est vide, j’en suis certaine.
— T’es vraiment givrée. Laisse-moi passer.
Gaëlle ne bougea pas :
— Avec Erwan, on serait déjà en route.
Audrey fit passer la sangle de sa gibecière au-dessus de sa tête et capitula :
— Tu fais vraiment chier. Mets un jean au lieu de tes trucs ras la touffe, ça caille dehors.
La nuit italienne.
Pour Loïc, elle n’était pas chargée de souvenirs. Au contraire, c’était chaque fois un nouvel émerveillement, vierge de toute mémoire. Ce soir encore, le miracle survenait. Assis sur le balcon de sa chambre, il percevait tout : frémissement des cyprès, parfum des genévriers, de la lavande, des oliviers, mille sons de la nature, quand l’obscurité se mettait à racler, grincer, siffler — même la tiédeur du jour, il la sentait s’attarder sur la margelle de la piscine. Il avait beau n’être qu’un défoncé en manque, obsédé par sa course contre les jours, un affamé à qui il manquait dix kilos, il dérivait maintenant, immobile, dans cet immense courant bruissant et parfumé — sans doute aussi anesthésié par la rasade de médocs qu’il s’était envoyée avant le dîner.
Ils avaient contacté les agences de location, à la recherche du modèle Fiat Marea blanc que Marcello avait décrit. Les loueurs n’avaient même pas eu besoin de vérifier : le modèle ne se faisait plus depuis la fin des années 2000, pas question de proposer une telle brouette à leurs clients. Loïc et Sofia avaient fini sur cette amère conclusion : n’est pas flic qui veut et leurs limites, même pour la reine de Florence, étaient atteintes. Sans doute les marchands d’armes avaient-ils emprunté un véhicule aux sociétés de Balaghino. Basta così .
Ils s’étaient pourtant promis de repartir faire le tour des palaces, dès le lendemain matin, armés de ce nouveau profil : le costaud blond qui accompagnait le mafieux — mais ils n’avaient ni photo ni trait distinctif. Et les hôtels chics regorgeaient d’hommes d’affaires de quarante ans qui pouvaient répondre à ce signalement. Ils avaient décidé, s’ils ne trouvaient rien, de repartir le soir même à Paris.
— Tu dors ?
Sofia se tenait sur le seuil de sa chambre. Toujours cette manie d’entrer sans frapper. Sa première idée le terrifia : elle venait faire l’amour. La deuxième ne valait guère mieux : elle voulait faire la paix. Il ne pouvait plus goûter la moindre intimité avec elle. Leurs engueulades, leur séparation, leur guerre pour les enfants avaient ruiné toute tendresse, toute complicité. La seule chose qu’ils pouvaient partager, c’était l’amour qu’ils vouaient à Milla et Lorenzo, en veillant à rester l’un l’autre à bonne distance, comme pour un duel.
En fait, depuis la mort de Montefiori, même leur haine réciproque retombait pour laisser place à un vide qui avait un certain charme. Le renoncement du bouddhiste ? L’ataraxie des philosophes grecs ? Ils n’éprouvaient plus rien l’un auprès de l’autre et c’était peut-être la seule chose durable que l’avenir leur réservait.
— J’ai réfléchi à la Marea, dit-elle en s’asseyant à ses côtés et en coinçant ses pieds entre les colonnades du parapet.
Elle alluma une cigarette avec lenteur. Loïc fut soulagé : seulement une petite conversation d’enquêteurs.
— Cette Marea n’a pas été louée et elle n’appartient pas non plus à Balaghino.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Chacun est venu au rendez-vous par ses propres moyens : mon père, Balaghino, l’inconnu.
— Et alors ?
L’odeur du tabac se mêlait aux essences de l’ombre. Il songea aux relents amers d’un feu de campagne, planant à fleur de plaine. Cette crispation de l’air calciné lui procurait toujours une jouissance étrange. Le parfum de la mort…
— C’est son hôtel qui a dû lui prêter la Marea. Un véhicule de courtoisie. On propose parfois ce service à Florence pour dépanner les clients. Demain matin, on se refait la tournée des palaces pour vérifier.
Il y eut un silence, scandé par le cri des crapauds. Un son grave, discordant et lugubre. Loïc redoutait maintenant que Sofia ait l’idée d’évoquer leurs souvenirs dans cette grande villa ou, pire encore, tente un geste affectueux. Une autre option, tout aussi pénible, aurait été qu’elle l’interroge sur son sevrage avec un ton compatissant.
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