— Qui a les armes, le FLHK ?
— Les deux fronts, patron. Les Hutus ont du lourd. Soi-disant du 120 mm. Les Tutsis ont des missiles autoguidés. Présentement, patron, on…
Morvan laissa aller sa pensée. Les trafiquants avaient équipé les deux armées. Plus on est de fous… Si ça continuait, il pouvait dire adieu à son business. Quels que soient les vainqueurs, ils remonteraient le fleuve avec leur armement, attirés par l’odeur du coltan.
— Le bilan ?
— Les FARDC ont massacré les Tutsis.
Il avait posé la question pour la forme — les infos de Michel, qui était un Luba, provenaient du front congolais ; en s’adressant à ceux d’en face, il aurait recueilli le score inverse.
— Les barges sont passées ?
— Le Vintimille s’est arrêté à Lontano. Y en a qui disent qu’il était en panne.
Hasard ou sabotage signé Erwan ? Le môme était capable de tout. Dans tous les cas, il avait atteint son objectif et sauté à terre. Grégoire éprouva un accès de fierté : les Morvan savaient ce qu’ils voulaient.
— Qui commande les FARDC ?
— Y a deux fronts, chef. Les Congolais sont dirigés par le général Étienne Egbakwe, les Interahamwe par Méphisto.
— Faustin Munyaseza ?
— Lui-même.
Cette fois, il avait vraiment envie de hurler : comment ce fantôme du passé pouvait-il, à cet instant précis, se retrouver en première ligne ?
— Des nouvelles de mon fils ?
— J’ai parlé, chef. J’ai posé des questions. Personne est au courant.
Nouvelle question inutile. Erwan était sur la rive tutsie, côté Lontano. Chez les Congolais, la nouvelle de sa présence aurait été relayée comme celle de l’ange Gabriel — ou d’un gibier rare à abattre. Des couilles de Blanc dans le sac à malices d’un chef de guerre, voilà un trophée de première.
— J’ai ta position. J’arrive.
— Oublie pas l’essence.
Il raccrocha et donna des ordres. Au fond, cette croisière nocturne ne lui déplaisait pas. La nuit africaine atteint des sommets d’intensité qui rendent, une fois pour toutes, le reste du monde fade et indifférent.
Il eut une pensée pour Faustin, alias Méphisto : le gamin avait fait du chemin depuis la Cité Radieuse. Le seul à connaître la vérité sur la mort de la douce infirmière . Il n’y avait plus qu’à prier pour qu’Erwan ne se mette pas en tête d’aller à sa recherche pour l’interroger. Grégoire était certain en tout cas qu’il avait cuisiné sœur Hildegarde. La vieille bique avait peut-être vendu la mèche…
Partir sans tarder.
Retrouver son fils.
Et, au besoin, tuer le Hutu.
À 22 heures, le sud-est du 8 e arrondissement est une zone morte. La plupart des immeubles sont vides ou habités par des cadors du pouvoir. Les passants sont des plantons, les voitures ne portent plus que des plaques diplomatiques ou les couleurs de la police nationale. Chaque nuit, on referme le couvercle sur le quartier et on attend patiemment le jour, comme s’il régnait un couvre-feu.
Du haut de sa lucarne, Gaëlle faisait figure de vigie. Toute la soirée, fumant à sa fenêtre, elle avait observé les toits de zinc, silencieux et ternes comme des tombes. Une journée à mourir d’ennui. Après son escapade, Audrey et ses anges gardiens s’étaient mis d’accord sur la nouvelle ligne : aucune sortie autorisée, aucun contact, appel ou SMS, qui ne soit aussitôt vérifié.
À midi, Audrey l’avait appelée : rien de neuf. Elle avait promis un point en soirée. Et là, elle venait d’arriver en personne, un kebab bien dégoulinant entre les doigts, son ordinateur sous le bras. Face à l’excitation de Gaëlle, l’OPJ la calma tout de suite : encore chou blanc.
— Katz d’abord. J’ai remis le couvert sur tous les fronts. DCRI, offices centraux, brigades du 36 : personne n’a jamais entendu ce nom, pas un seul flic n’a réagi à son signalement. J’ai vérifié les embrouilles judiciaires où un psychiatre était impliqué, rien non plus. J’ai revu les fichiers de la Sécu, j’ai rappelé le conseil de l’Ordre, les universités : quelques médecins portent ce nom mais pas la moindre connexion avec le nôtre. J’ai utilisé un logiciel de reconnaissance visuelle et passé au crible les portraits de psys appartenant aux différentes associations : que dalle.
— Et son portable ?
Audrey mordit dans son sandwich juteux avant de répondre :
— Pas les réquises nécessaires. J’ai juste obtenu les fadettes des derniers jours parce que j’ai un bon contact chez l’opérateur.
— T’as les enregistrements ?
— Katz n’est pas sur écoute et on n’est pas près de l’y mettre. Pour ça, il nous faudrait une commission rogatoire, c’est-à-dire une plainte et une saisine en route. J’ai vérifié les numéros : sans doute des patients, des histoires de rendez-vous. Les appels ne durent jamais plus d’une minute.
— Sa femme, ses enfants ?
— Rien non plus.
— Et l’appartement rue de la Tour ?
— Il le loue à son nom. Je sais pas comment il s’est démerdé pour la paperasse. En tout cas, l’usurpation est nickel.
— Il n’y avait pas de Katz sur les boîtes aux lettres.
— Il veut rester discret. Ça t’étonne ?
Gaëlle avait l’impression de contempler un mur sans faille ni aspérité.
— Hussenot ?
— Je te confirme tout ce que je t’ai dit ce matin. Il a fini sa carrière à la clinique de Chatou. Il la dirigeait encore quand il s’est planté en voiture avec ses gosses.
Gaëlle avait ruminé ce détail : son père avait séjourné aux Feuillantines, il y avait peut-être connu Hussenot, mais pas question d’appeler le Vieux en Afrique.
— Pas de soucis avec la justice ?
— Niente . J’ai vérifié le bulletin numéro un de son casier judiciaire : aucune condamnation ni même le moindre PV. Hussenot était blanc comme les poches de sa blouse. Le problème avec lui, c’est sa famille.
Elle ouvrit son Mac, tenant toujours son machin dégueulasse de l’autre main. Gaëlle redoutait des taches de graisse sur sa table basse mais ce n’était pas le moment de jouer à la fée du logis.
— Quoi que je fasse, je ne récolte jamais rien sur sa femme et ses mômes. Pas de date de mariage, pas d’actes de naissance pour les enfants. J’ai juste eu un toubib de la clinique de Chatou qui se souvenait qu’Hussenot avait divorcé dans les années 2000, c’est tout. Selon lui, il ne parlait jamais de sa femme mais le gars n’est arrivé que quelques mois avant sa mort. J’ai fait aussi une recherche au Tribunal des affaires familiales sans rien dénicher non plus. Tout se passe comme si on avait bloqué les infos de ce côté-là.
Audrey avait ricané quand Gaëlle avait parlé d’« affaire réservée », mais visiblement l’idée faisait son chemin. Encouragée, celle-ci risqua un de ces scénarios dont elle avait le secret :
— Son épouse a peut-être témoigné dans une affaire criminelle. Elle a bénéficié d’un programme de protection et…
— T’as vu trop de films, ma cocotte. Depuis que j’suis flic, j’ai jamais entendu parler d’un programme de ce type.
— Et l’accident ?
— Casher, si je puis dire. Sa bagnole a fait une sortie de route sur une petite île des Cyclades, Naxos, en août 2006. Les cadavres ont été récupérés puis inhumés à Paris.
Audrey prit une nouvelle bouchée. Ses doigts ruisselaient de graisse. Gaëlle voyait le moment où les gouttes allaient lui descendre dans la manche.
— Qui s’est occupé du caveau ?
— Sais pas.
— Sur les certificats de décès, il doit bien y avoir le nom de la mère, non ?
— Non. Tout s’est passé en Grèce et l’identité du père suffisait. Il était déjà divorcé.
Читать дальше