Erwan ne bougeait toujours pas, les deux mains serrées sur son calibre, en position de tir instinctif. L’odeur de chair brûlée et de terre retournée lui saturait les narines. Il n’était ni horrifié ni terrifié. Ça se passait ailleurs, quelque part au-dessus de sa conscience, sans que rien se connecte à ses nerfs ni son cerveau.
Enfin, il mesura le danger. Les obus continuaient de pleuvoir — sans le son — et lui-même était tombé au milieu des caisses de missiles. Il ignorait ce que ces ogives contenaient mais des mots comme « charge creuse », « gaz incandescents », « dard de feu », « K-kill » sonnaient juste. Si un mortier touchait un des Javelin, il serait lui-même disséminé dans un rayon de plusieurs centaines de mètres.
Secoue-toi ! Il se mit en marche après s’être rapidement examiné : pas de blessures apparentes. Son ouïe revenait. Au grondement diffus du bombardement, s’ajoutaient les saccades des armes automatiques — les Tutsis ripostaient. Position d’attaque, mitrailleuses lourdes sur trépied, crépitements continus.
Accélérer le pas. Traverser la place. Retrouver le chemin du fleuve. Dès les premiers coups de semonce, le capitaine du Vintimille avait dû redémarrer. En courant, Erwan pouvait encore attraper les barges le long de la rive. Le sol vacillait sous ses pieds, le ciel penchait dangeureusement mais il avançait. Au bout de quelques mètres, il aperçut les lettres roses LA CITÉ RADIEUSE qui semblaient lui faire de l’œil. L’enseigne peinte provoqua un déclic.
Il fit volte-face et retourna là d’où il venait. Mourir, oui, mais en gagnant ce qu’il était venu chercher. Il ramassa son sac à dos et s’arrêta devant ce qui restait du buste d’Esprit des Morts. Retenant son souffle, il palpa ses poches de poitrine trempées d’hémoglobine et trouva son passeport. Tant qu’il y était, il rafla un fusil d’assaut, puis il plongea dans la jungle, tournant le dos au fleuve.
— Tu es blessé ? demanda la femme sur le seuil.
Elle était si petite, si maigre et si hostile qu’il pensa à une poupée fabriquée en barbelés. Sa robe et sa peau en avaient la couleur. En guise de réponse, il cracha par terre — des glaires noirâtres lui obstruaient la gorge.
— Laissez-moi entrer, ordonna-t-il en la bousculant pour passer.
Il avait couru d’un bosquet à l’autre, évitant les cratères des bombes, entendant siffler les balles. Il avait croisé d’autres ruines, d’autres clairières, glissé dans des ravines, roulé au fond, s’était relevé puis enfin, au bout de la ville, avait aperçu un bâtiment de ciment nu portant une croix peinte.
Elle verrouilla la porte derrière lui. Il se tenait plié en deux, les mains en appui sur les genoux. Poumons à vif, coups de boutoir dans la tête. Une douleur palpitait le long de sa jambe droite, sa bouche saignait et son bras gauche lui paraissait inutilisable — mais rien de grave, il en était certain. Enfin, il releva la tête et mit encore quelques secondes à s’habituer à la pénombre.
La pièce était occupée par une dizaine de lits vides. Trois ou quatre Blacks, en blouse blanche, étaient assis par terre. Toute perception, toute réflexion ici était altérée par une chaleur suffocante. La fournaise s’était emparée de l’endroit et l’avait soumis à sa puissance. On ne pouvait y répondre que par… dissolution.
— Tu es blessé ? répéta-t-elle.
Sœur Hildegarde avait la gueule de l’emploi. D’apparence frêle mais dure au mal, un visage minuscule lacéré de rides, comme si l’Afrique n’avait cessé de la taillader. Elle devait avoir plus de quatre-vingts ans. « La dernière des Mohicans », avait dit père Albert. Malgré lui, Erwan éprouva un sentiment de triomphe irraisonné. Il avait réussi. Il était parvenu au bout de sa quête.
— Ça va, finit-il par grogner. Vous êtes bien sœur Hildegarde ?
— Qui d’autre ? fit-elle, exaspérée. Et toi, qui es-tu ?
— Je m’appelle Erwan Morvan. Je suis flic à Paris… le fils de Grégoire Morvan.
— C’est une blague ?
— J’ai l’air d’une blague ?
— Franchement, oui, rétorqua-t-elle en le toisant. Et de mauvais goût.
Dehors, les déflagrations, les crépitements s’espaçaient.
— Laisse-moi t’examiner.
— C’est bon, j’vous dis !
Sœur Hildegarde suspendit son mouvement, l’air féroce : elle lui avait tendu la main, il la rejetait, il n’y aurait pas de deuxième chance. Elle se dirigea vers une table roulante où s’alignaient des instruments chirurgicaux à moitié rouillés.
Erwan voulut s’approcher mais elle l’arrêta d’un regard :
— Retire tes chaussures.
— Quoi ?
— Retire tes putains de chaussures boueuses !
Il s’exécuta — dérisoire mesure d’asepsie dans cette salle qui ressemblait à un hangar à vélos. Il en profita pour se délester de son MK 12 et de son sac à dos.
— Comment tu es arrivé ici ?
— Les barges.
— Quelle est la situation dehors ?
— Les FARDC ont commencé à frapper.
— Il y avait des rumeurs, dit-elle pour elle-même, mais je n’étais pas sûre… Les Congolais ont acquis de nouvelles armes.
Avec son accent germanique, sœur Hildegarde faisait marcher ses syllabes au pas, et en bottes lourdes. Réflexion faite, elle devait plutôt être néerlandophone.
— Vous vous trompez : ce sont les Tutsis qui ont reçu du matériel.
Elle rit de bon cœur. Elle avait une dentition parfaite qui tranchait avec son masque gris. En une pensée réflexe, Erwan associa ces dents superbes à une hygiène de vie à l’allemande. Baignades matinales dans la rivière, gymnastique dans la forêt.
— Les trafiquants fournissent les deux armées. Un voyage, deux paiements. On gagne sur tous les tableaux.
Il comprenait mieux la puissance de l’attaque adverse.
— Qui vend ?
— Impossible à savoir. Ici, y a pas de feu sans fumée. T’as croisé les Tutsis ?
Il acquiesça en cherchant toujours son souffle. Elle attrapa une bouteille de white-spirit et arrosa ses outils.
— Ils t’ont laissé la vie ?
— Le bombardement m’a sauvé.
— Remonte sur tes barges. Esprit des Morts ne te lâchera pas.
— Oubliez-le. Il n’a jamais si bien porté son nom.
Elle gratta une allumette et la balança sur les instruments qui s’embrasèrent d’un coup. Les flammes avaient valeur d’épitaphe.
— Qu’est-ce que tu veux ? Tu tombes au pire moment.
— Je suis venu vous poser des questions.
— Sur quoi ?
— Sur l’Homme-Clou, le meurtrier des années 70.
Elle saisit d’autres bistouris et les plaça à mains nues dans le brasier orange et bleu. Elle semblait insensible aux brûlures.
Face à son silence, Erwan continua :
— J’ai parcouru sept mille kilomètres pour obtenir ces réponses et je n’ai pas le temps de vous expliquer mes motivations.
Elle ouvrit un vieil autoclave et y fit glisser les instruments qui crépitaient comme des bananes flambées. Toujours aucun signe de douleur.
— Écoute, mon joli. Tu entends dehors ? Dans quelques minutes, le dispensaire va regorger de blessés. Si tu crois que j’ai le temps pour ces vieilles histoires…
— Quelques questions, ma sœur, et je disparais…
Elle attrapa une scie. Allumette. Autoclave. Dans d’autres circonstances, tout ça aurait prêté à rire : une petite vieille faisant sa vaisselle infernale… Pris d’épuisement, Erwan s’écroula sur un des lits de camp. Le sang et la boue se fondaient avec sa sueur en une tourbe organique.
— Vous n’avez aucun malade ? s’étonna-t-il en contemplant la salle.
— Les jours de consultation, j’ai une queue de plusieurs centaines de mètres devant ma porte, dès cinq heures du matin. Ici, tout le monde est malade, tout le monde est blessé, à l’extérieur comme à l’intérieur. Mais je ne garde personne plus d’une journée. Cette guerre est un naufrage. À chaque avarie, on écope, on colmate. Le jour suivant, une autre brèche s’ouvre et on remet ça.
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