— Tu veux aller voir la Vieille ?
— À moins que vous l’ayez déjà tuée.
D’une manière incompréhensible, Erwan cherchait à le provoquer. Il était mal tombé : Esprit des Morts semblait très relax. Physiquement, il ne possédait aucun trait particulier. Un Tutsi ordinaire, ni plus maigre ni moins halluciné que les autres.
— On la protège. C’est elle qui nous soigne après les accrochages. C’est une sainte, c’te femme-là. Chaque dimanche, je demande à mes fidèles de prier pour elle.
— Vous… tu es prêtre ?
— Pasteur adventiste du 7 ejour, fit-il avec un large sourire. C’est parce que Dieu est avec nous que nous avons pu nous imposer.
Erwan désigna les caisses :
— C’est lui qui vous a envoyé ce matos ?
Le colonel glissa le passeport dans sa poche de poitrine et cala ses poings sur ses hanches — un soldat en plastique, à échelle humaine. Son regard exprimait une malice distanciée, la certitude d’un homme qui tient le monde dans sa main.
— Pourquoi pas ? Nous menons une sainte croisade pour reprendre nos terres.
— Tu veux dire vos mines.
Esprit des Morts ne réagit pas à la nouvelle provoc et fit quelques pas, dans un sens, puis dans l’autre, à la manière d’un professeur qui réfléchit à la meilleure sanction à infliger à son élève.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ? reprit-il.
— Je suis flic, riposta Erwan en jouant la franchise. J’enquête sur une histoire vieille de quarante ans qui s’est passée ici même, à Lontano.
Le génocidaire fixait son interlocuteur pour capter où était le mensonge. Une fantaisie pareille ne pouvait être qu’un conte. Ou bien alors le mzungi était fou.
— Je me moque de votre guerre, insista Erwan. Je veux simplement gagner le dispensaire, interroger la sœur et remonter sur le Vintimille le plus vite possible.
Aucune réaction de la part du Tutsi. Ses pupilles brillaient sous ses paupières mi-closes. Erwan n’en avait plus pour longtemps et cette pression l’empêchait de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à l’instant présent. Pas de souvenirs ni de regrets au seuil du gouffre.
— Où est Salvo, missié Morvan ?
— Aucune idée, je te le répète. Tu peux me torturer, je n’en sais pas plus.
Esprit des Morts fit un bref signe de tête. Aussitôt, son acolyte en uniforme dégaina une arme de poing et la braqua à hauteur du front du Français — Erwan crut reconnaître un Heckler & Koch USP. Qui avait vendu de telles armes à ces tueurs en série ?
— Tu viens de Tuta ? demanda le pasteur.
— Avec les barges, oui.
— T’as vu les gars du FARDC ?
— Non.
— Les Maï-Maï ?
— Non.
— Personne d’autre ?
Erwan décida d’oublier les kadogos et leurs cadavres.
— Pas un soldat depuis Tuta.
Le chef tutsi déploya un large râtelier de dents blanches. Ses gencives étaient rouges comme la pulpe d’une pastèque. Les changements d’humeur, les ruptures de tempo : Erwan commençait à avoir l’habitude.
— Y nous cherchent, patron…, susurra le colonel avec un soudain accent de broussard. Y nous cherchent mais Dieu nous cache… (Il retrouva son air grave.) Je te pose la question une dernière fois : où est Salvo ? J’ai pas trop le temps de plaisanter, là : on a une attaque à préparer.
— Vous n’allez pas utiliser les Javelin ?
Erwan venait de saisir une vérité. Ces troupes étaient sur le pied de guerre — tout ce qui pouvait tirer et détruire était de sortie. Or, les lance-missiles restaient dans leurs caisses. Les Tutsis ne savaient pas s’en servir.
Esprit des Morts haussa un sourcil. Pour une raison ou une autre, ils avaient reçu ce matériel sans le mode d’emploi — ou ils ne l’avaient pas compris.
— Tu connais ces trucs ? demanda-t-il en s’approchant.
— Avant d’être flic, j’étais militaire.
En Guyane française, il avait assisté à des séances d’entraînement impliquant ces FGM-148 propulsant des missiles Javelin à autoguidage infrarouge.
— Quelle force ?
— Paras, 6 e RPIMA.
Le colonel parut réfléchir — Erwan avait peut-être trouvé de quoi survivre quelques minutes supplémentaires. Soudain, le Tutsi l’attrapa par le col et le poussa jusqu’aux caisses :
— Tu sais comment ça marche ?
— Oui.
— Montre-moi.
— Qu’est-ce que j’y gagne ?
— Tu n’es pas en position de négocier, cousin.
— Je pourrais décider de mourir sans vous expliquer quoi que ce soit.
Esprit des Morts exagéra son soupir :
— Montre-nous comment utiliser ces machins et tu pourras repartir sur ta barge. Pas question de t’avoir dans nos pattes pendant l’assaut.
Le Tutsi l’abattrait dès qu’il aurait compris comment tirer mais Erwan pouvait encore gagner quelques secondes. Il acquiesça d’un hochement de tête. D’un geste, Esprit des Morts ordonna qu’on le libère. Erwan s’agenouilla et sortit les pièces détachées. Il n’était pas sûr de se souvenir de ce qu’il avait vu à l’époque mais il misait sur son bon sens.
— D’abord fixer le CLU (command launch unit) sur le connecteur du FGM-148…
Encastrant le boîtier qui ressemblait à un gros appareil photo, il livrait ses explications d’une voix qui ne tremblait pas. Il n’était plus qu’une succession de réflexes, chaque geste s’enchaînant au suivant. Il indiqua comment charger le Javelin, comment ôter le cran de sécurité puis viser dans le CLU.
— Ce sont des missiles de type fire and forget , « tire et oublie ». Ils sont autoguidés. Quand tu as ta cible dans le viseur, tu lockes en appuyant ici et tu tires. Plusieurs technologies sont alors activées : guidage inertiel, GPS, système radar et repérage à infrarouge. En résumé, tu peux l’oublier et aller te planquer.
— On peut l’utiliser de nuit ?
— Aucun problème. L’écran du CLU a une position nocturne. Ici.
Il allait poursuivre son exposé quand Esprit des Morts lui planta son calibre sur la nuque.
— C’est bon, cousin. Pour le reste, on va se débrouiller sans toi.
— Et notre marché ? demanda Erwan d’une voix qui ne lui appartenait plus.
— Comment tu dis déjà ? « Tire et oublie »…
Un fracas annula l’instant. L’explosion emporta tout, trouant le temps et l’espace. La détonation fut aussitôt suivie d’un sifflement, à moins que ce ne soit l’inverse. D’un coup, les feuillages qui cernaient la clairière se mirent à trembler en une vague frémissante alors qu’une onde souterraine faisait voler la boue en une pluie qui partait du sol.
Erwan fut propulsé dans les airs, comme un oiseau, remarquant avec étonnement combien la mort est indolore.
Le choc de l’atterrissage lui fit rouvrir les yeux. L’air n’était plus qu’un brouillard écarlate. Des arbres étaient déchiquetés. Des branches volaient. Des singes bondissaient de cime en cime. Esprit des Morts se réduisait à deux jambes rattachées à un bassin sanglant : le tronc sectionné gisait à plusieurs mètres. Erwan n’entendait plus rien sinon un bourdonnement doublé d’un larsen. Les FARDC avaient pris les devants. Attaque de mortier depuis l’autre rive.
Les Tutsis couraient en tous sens sous une pluie de feuilles et de latérite, alors que des dizaines de soldats étaient déjà au tapis. Erwan réalisa qu’il était en train de les viser avec le.45 du colonel. Dans un mouvement réflexe, il l’avait arraché aux hanches orphelines. On n’en était plus là. Personne ne faisait attention à lui.
Un Tutsi titubait en bredouillant — il lui manquait un bras à la base de l’épaule. Un autre, dont les vêtements avaient été soufflés par l’explosion, tentait de se cacher parmi les lianes, le dos hérissé de débris métalliques. Un autre encore tenait ses viscères entre ses bras croisés alors qu’un liquide brunâtre lui pissait sur le froc.
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