Sur un promontoire, des soldats apparurent, fusil braqué, œil dans le viseur. Salvo s’agita en criant et en montrant sa valise. Erwan suivait toujours. Un souvenir incongru sourdait dans son cerveau : Loïc, dans ses délires bouddhistes, lui répétait souvent que l’on n’est peut-être que le produit d’un rêve.
Il avait l’impression en cet instant d’être craché par un pur cauchemar.
On les laissa remonter la piste, sans même leur réclamer un dollar. Des vestiges d’architecture filtraient sous la végétation. Murs asphyxiés par le lierre, toits-terrasses effondrés, gravats couverts de feuilles. Des claustras découpaient les rayons du soleil en carrés ou losanges, des fragments de toitures révélaient des couleurs usées par les pluies : rose pâle, vert d’eau, bleu ciel…
Alors qu’Erwan avait cru s’éloigner du fleuve, ils se retrouvèrent à nouveau sur la berge : un sentier coincé entre arbres et roseaux formait un chemin de halage. Les bruissements de la jungle les surplombaient comme dans une gigantesque volière.
— Par là, chef.
Salvo n’avait plus de voix. Seulement un filet qui traduisait ce qui restait de sa bravoure. Bizarrement, ils avançaient seuls dans ce no man’s land. Parfois, des villas fantomatiques se dressaient face aux eaux : les anciennes demeures des Blancs Bâtisseurs. Hormis les murs rongés, il n’en restait rien : stores, tuyaux, meubles, châssis, tout ce qui avait pu être volé avait disparu. Même les boîtes de climatisation avaient été dérobées — les façades portaient encore leur marque, comme des cadres monochromes délavés.
— Les derniers pillages datent des années 90, expliqua Salvo en chuchotant, quand Mobutu payait plus ses soldats. Ils ont tout pris…
Un sentier s’insinuait sous le treillis des lianes.
— Des gens habitent encore ici ? demanda Erwan à voix basse.
— Personne à part les Tutsis. Les maisons sont toutes piégées. Tu entres, une cage se referme sur toi. D’aut’ fois, t’es obligé de ramper pour passer et tu restes coincé à mi-corps. De l’autre côté, le Tutsi t’étrangle si tu lui plais pas.
Un martèlement se fit entendre.
— C’est quoi ? s’inquiéta Erwan, la gorge sèche.
— Les femmes des Tutsis. Elles appellent les esprits avant le combat.
— Je croyais qu’ils étaient chrétiens.
— Rien à voir. C’est pour la bataille.
Des cris s’élevèrent, suraigus comme des sifflets, proches des youyous sahéliens. Impossible de dire s’il s’agissait de gémissements de désespoir ou de cris d’allégresse. Les arbres s’étaient refermés sur eux, ne leur accordant qu’un demi-jour glauque et mouvant. Erwan ne songeait plus à regarder sa montre. Tout était vert. Les mousses couvraient les vestiges comme une fourrure. La vie végétale circulait dans le moindre conduit, sous la moindre fondation.
Enfin, ils les découvrirent.
Elles étaient assises en rond, devant un tumulus de feuillages, psalmodiant leur prière. Un chèche noir dissimulait leurs traits. La version africaine des sorcières de Macbeth . Erwan imaginait que leurs bras étaient des racines, leur visage une araignée.
— T’as le fric, missié ?
Il se retourna : trois soldats impeccables le braquaient. Grands, minces, vêtus d’un uniforme kaki serré à la taille par une ceinture portant cartouchière, arme de poing et couteau. Chacun coiffé d’un béret rouge et chaussé de bottes de caoutchouc trop grandes qui prêtaient à sourire.
Mais les visages coupaient court à toute gaieté : des gueules d’os et de haine, des yeux injectés de sang qui leur sortaient littéralement des orbites. Soit ces types étaient défoncés, soit ils étaient fanatisés jusqu’à la folie. Dans tous les cas, ils avaient dépassé un point de non-retour.
— Où est le fric, missié ?
Erwan n’entendait plus les litanies des femmes. Encore une fois, son esprit avait lâché la réalité comme un alpiniste dévisse d’une paroi. Il ne sentait plus les moustiques ni la chaleur accablante, ne percevait plus les voix des soldats ni le bourdon des insectes, qui couvrait tout comme un dôme.
— Missié…
Enfin, au fond de son cerveau, un signal d’alarme s’alluma. Il manquait un élément au tableau, une pièce cruciale de la scène : Salvo avait disparu.
Les soldats n’avaient pas écouté ses explications : on lui avait pris son sac et son passeport, lié les mains puis on l’avait invité, avec des manières et des politesses outrancières, à se mettre en marche. Erwan faisait des efforts pour se convaincre de sa situation — désespérée. Salvo s’était fait la malle avec l’argent. Pourquoi avoir attendu d’être en territoire tutsi pour disparaître ? Son plan devait être mûri de longue date et lui-même, d’une manière ou d’une autre, en faisait partie.
Il jeta un regard à sa montre — on ne lui avait pas attaché les mains dans le dos : presque 16 heures. Qu’est-ce que ça signifiait maintenant ? Avait-il la moindre chance de s’en sortir ? Si Maillot Jaune avait voulu le buter, il ne s’y serait pas pris autrement.
Ils parvinrent dans une clairière qui avait dû être la grand-place de Lontano. Au centre, un socle érodé ne supportait plus aucune sculpture. Autour, des ruines monumentales, des seuils amples aux larges marches, des galeries aux colonnades carrées… Les vestiges d’une cité antique repeints en vert. Sur une des façades, on pouvait lire, en lettres roses : LA CITÉ RADIEUSE. C’était là que son père dansait avec sa mère, chaque samedi soir, alors qu’un tueur en série terrifiait la communauté. Erwan était sur les lieux mêmes des crimes de jadis mais il arrivait beaucoup trop tard.
Des dizaines de soldats filiformes se déployaient, arme au poing. Flottant dans leur uniforme, ils semblaient aiguisés à la pierre à huile. Figure étroite, nez aquilin, pommettes en silex. Leurs yeux mangeaient toute la partie supérieure du visage. Détail surprenant : ils possédaient des fusils MK 12 Special Purpose Rifle, spécifiques aux soldats de l’US Navy.
Erwan se souvenait des horreurs qu’il avait lues sur le site de Radio Okapi ou dans les ouvrages consacrés aux guerres au Congo — viols, tortures, cannibalisme… Ces soldats ressemblaient à des étudiants disciplinés mais ils étaient capables d’actes monstrueux, en rupture totale avec toute notion d’humanité. De purs psychopathes en uniforme repassé.
Deux gradés et un homme vêtu d’un jean et d’une chemise western, tenant un bloc-notes, s’avancèrent vers lui.
— Où est mon argent ? demanda en français l’officier qui avait l’air le plus cool.
— C’est Salvo qui l’a, répondit Erwan sans réfléchir.
Le Tutsi hocha lentement la tête, alors qu’un sourire s’insinuait sur ses lèvres. Il portait aux épaules les insignes de colonel et devait posséder une solide formation universitaire. Esprit des Morts en personne. Combien de génocidaires avaient été formés à la Sorbonne ou sur les campus d’Oxford ?
— Salvo…, murmura-t-il. Comment faire confiance à un Banyamulenge ? (Il se tourna vers le cow-boy.) Combien il nous doit, James ?
Le comptable ouvrit son carnet :
— Trois cent quatre mille dollars, mon colonel.
Nouveau mouvement de la tête. Esprit des Morts feuilletait lentement le passeport d’Erwan, comme s’il s’agissait d’un livre d’images merveilleuses.
— Comment tu vas nous rembourser, chien de Français ?
— Je n’ai rien à voir avec cette histoire. Salvo était mon guide, c’est tout.
— Guide pour où ?
— Le dispensaire de sœur Hildegarde.
Le colonel éclata de rire alors que ses hommes restaient aussi sérieux que des évêques en plein concile. Aux quatre coins de la clairière, de longues boîtes métalliques s’empilaient comme des cercueils. Une d’elles, entrouverte, laissait voir un fuselage couleur kaki et une poignée de portage. Un lance-missiles. Même à cette distance, Erwan reconnaissait le profil spécifique des FGM-148 Javelin, machines à détruire américaines qui avaient fait leurs preuves contre les chars irakiens.
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