Malgré tout, ils n’avaient pas obtenu l’ombre d’un résultat.
À 13 heures, ils commençaient à se convaincre qu’ils feraient mieux de renoncer quand un coup de chance survint. En sortant des toilettes du lobby du dernier palace — un peu d’eau froide sur la tête et des pilules pour éviter la crise qui se profilait —, Loïc découvrit Sofia en conversation avec un serveur à l’ancienne — veste crème, nœud papillon noir, maintien à l’amidon. L’homme devait avoir la soixantaine mais il paraissait aussi éternel qu’une des statues de la Piazza della Signoria.
— Je te présente Marcello, sourit Sofia. Il a travaillé pendant plus de vingt ans chez nous, à Fiesole.
Loïc le salua pour la forme. Leur investigation virait à l’album de famille et ses douleurs prenaient le pas sur toute autre considération.
— Marcello a vu quelque chose, ajouta-t-elle.
Ne pas parler, ne pas bouger. Laisser le malaise se dissoudre en lui pendant que les médocs faisaient leur effet. Il ne comprenait pas quel pouvait être ici le scoop : le concierge de l’hôtel venait de leur confirmer qu’il n’avait pas vu un citoyen africain depuis des semaines.
— Ça ne s’est pas passé ici, précisa Sofia comme si elle lisait dans ses pensées. Raconte, Marcello.
— Il était neuf heures du matin, attaqua l’Italien dans un français parfait. Je sortais de Comeana, le village où je vis, à quinze kilomètres de Florence.
— Et alors ? grogna avec impatience Loïc, qui sentait la crise empirer au lieu de se calmer.
— Aux environs de Signa, j’ai aperçu plusieurs voitures dans un sous-bois.
— Tout le monde pouvait les voir de la route ?
Marcello eut un sourire accompagné d’une courbette — dans son programme génétique, l’un n’allait pas sans l’autre.
— Au contraire, elles étaient cachées. Je vous parle d’un raccourci que je prends quand je suis en retard.
Un signe de tête : « Continue. »
— Près des véhicules, il y avait des types costauds, genre gardes du corps. Puis, plus loin, des hommes en costume qui parlaient. C’était une scène assez étrange, ces personnages bien habillés qui discutaient sous les arbres. J’ai alors remarqué une voiture que je connaissais : la Maserati du signor Montefiori. Je ne pouvais pas me tromper : j’en ai pris soin durant des années. Je me suis alors penché et j’ai vu, à travers les feuillages, il Condottiere !
Loïc tenait ses mains dans les poches pour maîtriser ses tremblements. Il avait la gorge si sèche qu’il avait l’impression d’avoir bouffé du feu. Son cœur tapait sous ses côtes — tap-tap-tap … Du sang-froid, putain. Du sang de glace !
— Ça va ?
Sofia venait de lui poser la main sur le bras. Il avait envie de la gifler.
— Pourquoi ça n’irait pas ?
Il se tourna vers Marcello et lui ordonna, tel un flic s’adressant à un vulgaire malfrat :
— Continue. Y avait des Noirs parmi eux ?
Le maître d’hôtel eut une expression de surprise :
— Non. Pourquoi des Noirs ?
— Les autres hommes, tu les avais déjà vus ?
— Oui, j’en connaissais un.
Loïc se cambra : on lui passait les vertèbres au mixeur. Son visage était dévoré de tics — il sentait ses traits lui échapper, partir de travers. Il avait posé la question au hasard, sans s’attendre à la moindre réponse positive.
— Qui c’était ?
Marcello eut un sourire : malgré l’attitude déplaisante du Français et la présence de la comtesse qui l’intimidait, il conservait une voix posée et dévouée.
— Florence est une petite ville. J’y suis né, j’y mourrai. On finit par connaître tout le monde…
— Qui c’était, putain de dieu !
— Calme-toi, Loïc.
Loïc essuya la sueur sur son front et fit un pas en arrière, façon de dire à sa compagne : « À toi de jouer. »
— Qui était-ce, Marcello ?
— Giancarlo Balaghino.
— Le type des déchetteries ?
— Lui-même.
Sofia se tourna vers Loïc : il avait besoin d’une traduction.
— Balaghino est très connu à Florence et il a mauvaise réputation. Il est apparu dans les années 80 en faisant fortune dans le traitement des déchets. Après plusieurs années de prison, il a engagé des anciens taulards pour collecter les ordures et travailler dans ses usines de recyclage. En apparence, un bel exemple de réinsertion, mais personne ne sait au juste ce que faisaient ces types, ni quels étaient les rapports de Balaghino avec les mairies. On a toujours parlé de pots-de-vin, de fonds publics détournés, de racket… La routine en Italie.
Tout ça ne cadrait ni avec le Congo ni avec un trafic d’armes.
— C’était un ami de Giovanni ?
— Non.
— Un ennemi ?
— Mon père n’avait ni ami ni ennemi. Seulement des partenaires.
Ces formules toutes faites semblaient particulièrement creuses maintenant que le ferrailleur était au fond du trou.
— Tu l’as déjà croisé à Fiesole ?
— Jamais. Ce type pue le soufre et même si mon père n’était pas un ange, il ne se serait jamais affiché avec une telle pourriture.
— Pourquoi a-t-il fait de la taule ?
Marcello intervint — il semblait heureux d’être tout à coup intégré à l’équipe des enquêteurs les plus chics de Florence.
— Si je puis me permettre, souffla-t-il, Balaghino appartenait aux NAR, les Noyaux armés révolutionnaires, une des branches militaires de l’extrême droite italienne pendant les années de plomb. Il était surnommé il Nazista . Il a été arrêté pour un hold-up à main armée. Ensuite, on a voulu lui mettre d’autres coups sur le dos, comme le meurtre d’un journaliste et l’attentat de la gare de Bologne, mais il a été blanchi. En Italie, impossible de démêler le vrai de la légende.
Loïc se sentait perdu mais au moins ses courbatures et tremblements diminuaient enfin. Peut-être, après tout, ferait-il mieux d’aller piquer un somme dans un des fauteuils du hall…
— À part mon père et Balaghino, ce matin-là, qui y avait-il d’autre ? reprit Sofia.
— Un seul autre homme. Costaud. La quarantaine. Blond, la peau très pâle. On aurait dit un Suédois, quelque chose comme ça…
— Tu l’avais déjà vu ?
— Jamais.
— Que peux-tu nous dire d’autre ?
Marcello eut un sourire onctueux, celui du majordome toujours en avance d’un service :
— J’ai relevé le numéro de sa voiture.
— Comment sais-tu que c’était la sienne ?
— Au moment où je passais, il est allé chercher un dossier dans un des véhicules. Une Marea. Tout ça me semblait très… étrange.
— Tu nous le donnerais ?
Marcello sortit un petit papier plié en quatre, comme s’il le gardait dans sa veste depuis la fameuse matinée en attendant la comtesse.
— Tu témoignerais chez les flics ? demanda-t-elle en l’empochant.
— Non, vous le savez bien.
Sofia sourit et regarda Loïc : il se sentait partir. Il dut même s’appuyer à une table roulante pour conserver son équilibre.
— Merci, Marcello.
— Pour votre père…
Le maître d’hôtel allait tout gâcher avec quelque phrase convenue mais il se ravisa, se souvenant sans doute de la petite fille qui jouait dans les jardins de Fiesole — déjà pas le genre à s’apitoyer sur elle-même ni sur les autres.
Elle l’embrassa sur la joue. Loïc vit l’instant où le grand échalas allait fondre en larmes. Pour faire bonne mesure, il le salua à la dure, d’un signe du menton, en prenant l’air remonté d’un caïd. Complètement ridicule .
Ils sortirent du palais et marchèrent vers leur voiture, faisant crisser le gravier sous leurs pas. Malgré sa décrépitude, Loïc revit, comme un point lointain à l’horizon, ces moments féeriques qu’ils avaient partagés, elle et lui, en Toscane, goûtant ensemble cette paix antique qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
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