— De quoi est-il mort ? reprit-elle.
— Accident de voiture. Il s’est tué avec ses deux mômes en vacances, en Grèce.
— Comment tu le sais ?
— J’ai simplement passé un coup de fil à Chatou.
— T’as une photo ?
Audrey tourna l’écran de son Mac : tête large, carrée, regard intense, sourire franc. Aucun rapport avec Éric Katz, raffiné et ambigu. Sans tomber dans la morphopsychologie, les deux hommes ne collaient pas ensemble. La théorie des amants ne tenait pas.
— Pour l’instant, je n’ai pas retrouvé l’ex-épouse, fit Audrey comme si elle voulait enterrer définitivement la thèse farfelue de Gaëlle. Il y a quelque chose de pas clair. Hussenot était divorcé mais impossible d’obtenir le moindre renseignement sur madame.
— Par l’état civil ?
— Rien.
— Les extraits d’actes de naissance des enfants ? Les actes de décès ?
— Ça bloque aussi de ce côté-là.
— Tu penses qu’on a mis un étouffoir sur le reste de la famille ?
— Trop tôt pour le dire.
Toute son enfance, Gaëlle avait entendu parler d’enquêtes marginales touchant des personnalités ou un domaine « sensibles ». Dans ce cas, personne n’avait accès aux données liées à la procédure.
— Ça pourrait concerner une affaire réservée ? risqua-t-elle.
Audrey sourit de sa naïveté. Gaëlle ne releva pas : elle essayait maintenant de faire entrer la mystérieuse épouse dans ses scénarios. À ce stade, on pouvait tout imaginer.
— Quels étaient les rapports entre les deux psys à ton avis ?
— Katz n’est pas psy.
— Disons entre les deux hommes.
Nouveau sourire, toujours condescendant — Gaëlle avait eu le temps d’exposer ses théories à Audrey.
— Oublie tes histoires d’homosexuels.
— Mais pourquoi Katz irait-il se recueillir dans ce tombeau ?
— Il appartient peut-être à la famille. Ou bien Hussenot était son patient.
— Le faux psy qui soigne le vrai ? Tu y vas fort, non ?
— C’est toi qui me contamines, rétorqua Audrey en riant. Voilà tes anges gardiens. Va dormir. Avant midi, je t’appelle avec du nouveau.
Rumeur confirmée. Les Tutsis du FLHK avaient reçu des armes la semaine précédente. Et pas quelques fusils tombés du camion : un véritable arsenal comportant mines, lance-roquettes, mortiers. Merci, Montefiori . En échange de quelques cuillères de coltan, les hommes de Cross avaient parlé et leurs tuyaux étaient solides : ils avaient vu passer les convois, connaissaient des soldats sur ce front. Le matos provenait du Congo même, et non du Rwanda.
Comment le Rital s’était-il démerdé ? Quelle était sa filière ? Depuis l’aube, Morvan recensait les crapules susceptibles d’avoir participé au trafic. Le Condottiere et lui avaient le même carnet d’adresses au Katanga. Il avait aussi sondé ses gars à propos du FLHK : quelques centaines d’hommes mais des tueurs d’expérience, de vrais pillards en quête de territoires. Comme on disait au Congo, où l’euphémisme est un art, de nombreux « cas d’insécurité » étaient à prévoir.
Morvan aurait pu craindre pour ses mines — il craignait surtout pour son fils. Dans quelques heures, Erwan serait au cœur du merdier. Tôt dans la matinée, des grondements sourds avaient retenti. Peut-être le début des festivités — à moins que ce ne soit simplement l’orage : trop loin pour décider. Mais ni Erwan ni Salvo ne répondait plus au téléphone. Il n’y avait plus qu’à prier…
Si ça virait au grabuge, Grégoire n’aurait pas d’autre solution que d’aller chercher son fils par la peau du slip. Il avait déjà contacté Chepik, le pilote russe, afin qu’il affrète un bimoteur. Le problème serait l’atterrissage. Les vestiges d’une piste existaient à l’ouest de Lontano mais la zone était trop dangereuse. Il faudrait se rabattre sur l’aérodrome de Kongolo ou, au pire, celui de Kalemi, près du lac Tanganyika. Bougre de con de fils .
Depuis l’aube, il ressassait ces possibilités sous la bâche qui lui servait de quartier général. Il essayait de se refaire du café quand un coup de tonnerre se fit entendre. Non : trop sec. Mortier ? Trop proche. Souza, avec sa tête plate comme un 33 tours, apparut sur le seuil de la tente :
— C’est tombé, patron, c’est tombé !
Morvan attrapa un chèche, un ciré et bondit dehors. La colline ressemblait à une fourmilière dans laquelle on aurait mis un coup de pied : tous les hommes sortaient des puits, dévalant au trot les flancs rouges. À mi-hauteur de la paroi, sur la gauche, une cavité crachait de la boue liquide et des mineurs titubants.
Souza à sa suite, le Vieux monta à l’assaut de la falaise :
— Combien sont-ils là-dedans ?
— Aucune idée, chef. Faudrait trouver le P-DG mais…
Un nouveau grondement les arrêta. Dans ses membres Morvan sentit la vibration de l’éboulement. Il n’eut que le temps de s’esquiver pour ne pas être emporté par les nouvelles coulées. Quelques secondes encore puis reprise de l’ascension. Il grimpait arc-bouté, à quatre pattes. Des milliers de piles bâtons roulaient sous ses pieds. Des fuyards lui passaient dessus, sur le dos, en sens inverse, les vêtements arrachés par l’effondrement.
Enfin, le palier du puits. Des fantômes en sortaient encore, reflets de boue parmi les éboulis. D’un geste, Morvan stoppa un Adam d’argile dont seuls les yeux étaient encore humains.
— Des gars sont coincés ? demanda-t-il en swahili.
En guise de réponse, l’autre eut une grimace consternée, presque méprisante.
— Ça s’est effondré à quelle profondeur ?
L’homme cracha une giclée de terre :
— Pas loin mais la terre bloque tout, tu f’ras pas trois cents mètres.
Morvan s’approcha du seuil : une gorge sanglante.
— File-moi ta lampe, ordonna-t-il à Souza en laissant tomber son ciré.
— Je… je dois venir avec toi ?
Le Noir tremblait dans la brume écarlate. Sans répondre, Morvan fixa sur sa tête la lampe frontale puis s’enturbanna avec le chèche :
— T’as une carte des galeries ?
— Une carte ?
— Laisse tomber.
Il ramassa un marteau, un pied-de-biche dans la boue et demeura paralysé au bord du trou. Tu es claustro, Morvan . Les souvenirs en rafales. La longère de Champeneaux. La croix gammée. Kleiner Bastard ! Il sourit sous son turban de Touareg : il comprenait ce qui arrivait. Pourquoi il était ici, les pieds dans la mort. Pourquoi son fils n’avait de cesse d’exhumer ses secrets. Pourquoi il allait s’enterrer vivant… L’heure des comptes avait sonné.
Il plongea dans l’excavation. Tout était rouge. Sol. Parois. Hommes. Premiers signes de malaise. La peur. La nausée. La suffocation. Il ferma les yeux, baissa la tête et s’engagea dans le tunnel. Quand il les rouvrit, plus aucune lumière du jour. Seuls les faisceaux des torches lacéraient l’obscurité. Des survivants remontaient encore, l’écartant brutalement.
Morvan alluma sa lampe et plongea façon demi de mêlée, se concentrant sur les obstacles — les autres — pour ne pas penser à ce qu’il faisait : il s’éloignait de la lumière, de l’air, de la vie. À chaque pas, il sentait un peu plus la masse de la montagne sur son échine. À travers son chèche, il cherchait son rythme pour respirer, ses yeux comme frottés au papier de verre.
Pour ne pas être suffoqué par la peur, il se dédoubla mentalement, observant le tableau à distance . C’est un autre qui arpentait le boyau. Lui, Morvan, l’homme né de la séquestration et de l’étouffement, était resté en surface.
Il descendit encore. Pas d’étayage ici. Parfois une marche de plusieurs degrés puis de nouveau la pente. Plus ça allait, plus le plafond baissait, les cloisons se rapprochaient.
Читать дальше