— Ça me paraît juste. De Lubum, il faut atterrir à Kinshasa puis attraper un vol pour Paris ou Bruxelles… Je ne le sens pas.
— Mumbanza aurait pu engager des tueurs sur place.
Tout était possible. D’ailleurs, il ne fallait pas se cantonner à ce trio. Les Rwandais pouvaient avoir un mobile. Les Hutus aussi. D’autres groupes encore, exploitant le coltan ou un autre minerai au Katanga. Après tout, Grégoire ignorait les magouilles exactes de Nseko et de Montefiori.
— Je vais chercher les Congolais qui sont passés par Florence ces derniers jours, reprit Loïc.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Laisse la police faire son travail.
— Tu fais confiance aux flics maintenant ?
— Je te fais confiance pour te foutre dans la merde. N’approche pas de cette affaire !
Bref silence. En guise de contre-attaque, Loïc balança :
— J’ai rencontré Keno.
— Elle était à l’enterrement ?
— Bien sûr que non. J’ai accompagné Sofia chez elle. Montefiori a passé sa dernière nuit là-bas. Selon elle, il avait un rendez-vous le lendemain qui l’inquiétait.
— Avec qui ?
— Des Congolais, ou des mecs mouillés dans leurs affaires. Elle n’a pas les noms.
Morvan s’enfonçait parmi la végétation. Il se rendit compte qu’il pataugeait au milieu d’excréments humains — sans doute les latrines de sa propre entreprise. Des nuées de mouches se nourrissaient des étrons puis venaient sucer ses propres égratignures sur ses bras, son cou.
— Qu’a-t-elle dit d’autre ? cria-t-il en bondissant hors des bosquets.
— Selon elle, il s’était lancé dans un autre business.
— Lequel ?
— Le trafic d’armes.
Morvan faillit hurler — de rire ou de désarroi, il ne savait plus. Que le vieux ferrailleur soit tombé dans ce cliché était incompréhensible. Depuis Lontano, les deux hommes s’étaient juré de ne jamais toucher aux armes — ils contribuaient déjà largement à la mortalité au Congo, pas la peine d’en rajouter. Mais au crépuscule de sa vie, le Rital avait cédé aux hydres du pognon facile. Au fond, pas si étonnant : Giovanni était un maître du métal, alors pourquoi ne pas fourguer des balles, des canons, des obus ?
— À qui vendait-il ?
— Elle n’en sait pas plus mais il venait d’effectuer une livraison au Katanga.
Les Tutsis . Les rumeurs étaient donc fondées. Le FLHK était armé jusqu’aux dents et c’était le vieux salopard qui avait signé le bon d’expédition. D’une certaine façon, c’était une bonne nouvelle. Le coltan sortait du tableau et avec lui les Morvan. Nseko, qui n’en était pas à sa première connerie, avait dû superviser le transport du matériel. Il y avait eu un problème et les commanditaires l’avaient réglé à leur façon.
L’envers de la médaille était que le fleuve allait devenir un enfer. Là même où Erwan grenouillait, menant son enquête comme s’il s’agissait d’un crime passionnel dans le 6 e arrondissement. Bordel de dieu . Jusqu’à quand devrait-il leur torcher le cul ?
La forêt lui apparut soudain sous son plus mauvais jour. Un enfer pornographique. Formes, relents, chaleur. Toute saillie semblait tendue par le désir, perlant de substances nauséabondes. Toute cavité était humide et tiède. Vulves brillantes, glandes fibreuses, pénis turgescents…
— Tu penses qu’un des trois Africains pourrait être impliqué dans le trafic, en tant qu’intermédiaire ou client ? relança Loïc.
Morvan revoyait la gueule effilée de Bisingye, le sourire à bouffer de la merde de Mumbanza. Auraient-ils pu jouer les go-between avec le FLHK ? Non : ces gars-là avaient d’autres ambitions. Le coltan, la gouvernance du Katanga…
— J’vais voir ce que j’peux apprendre, conclut-il, mais je t’interdis de te mêler de ça.
— Tu ne penses pas que la négo a pu avoir lieu à Florence et mal se passer ?
Grégoire cherchait le chemin du retour, oppressé.
— Tu comprends le français ? Tu t’assois là-dessus et tu rentres à Paris avec ta petite famille.
— Je voulais…
— Obéis, nom de dieu ! Là où je suis, crois-moi, c’est déjà pas facile. J’ai ton emmerdeur de frère sur les bras et j’aimerais au moins savoir que de votre côté, tout va bien.
— On va préparer nos valises, capitula Loïc. Un souci avec Erwan ?
Les gisements étaient en vue. Ses poumons s’ouvrirent. Il préférait l’atmosphère mortifère des mines à la fournaise étouffée de la jungle.
— Je gère. Rentre à Paris. T’as aucune raison de t’inquiéter.
Loïc parut hésiter :
— Je me demandais…
— Quoi ?
— Cette histoire d’armes… tu n’y es pour rien ?
— Loïc, grogna-t-il, tu es un drogué et un lâche. Tâche de pas ajouter la connerie au tableau.
Karl et Ortiz avaient été réglo. Et même très obligeants. Gaëlle leur avait demandé de l’accompagner dans son opération de surveillance de la rue Nicolo sans s’expliquer davantage. Ils avaient patienté tous les trois devant l’immeuble d’Éric Katz. Le psy était sorti à 19 h 15, avait remonté à pied l’avenue Paul-Doumer puis la rue de la Tour jusqu’au 38 pour s’engouffrer dans un immeuble moderne. Sans doute son domicile.
« On attend », avait-elle décidé, grisée d’être devenue chef de la bande. À 21 heures, Ortiz était allé chercher des plats chez un traiteur chinois et ils avaient dîné dans la voiture. Ils n’avaient plus bougé de la nuit. Une vraie opération de planque — comme celles que lui décrivait son frère Erwan aux grandes heures de la BRI. Gaëlle avait envoyé Karl vérifier les noms sur les boîtes aux lettres : pas l’ombre d’un Katz. Était-il allé dîner chez quelqu’un ? L’appartement était-il loué sous une autre identité ?
Le seul scoop était survenu aux environs de 22 heures, mais rien à voir avec Éric Katz. Maggie appelait sa fille pour lui annoncer ce que tout le monde savait sans doute déjà : Giovanni Montefiori, le père de Sofia, avait été assassiné. Un meurtre atroce avec mutilation et vol d’organes.
Gaëlle comprenait mieux pourquoi Loïc était parti en Italie l’avant-veille sans un mot. On la traitait encore comme la petite sœur fragile — celle qui avait affronté l’Homme-Clou deuxième génération. Selon Maggie, personne n’avait été arrêté pour l’instant et la police italienne nageait — à moins qu’encore une fois, on lui cache des informations susceptibles de l’effrayer…
Elle n’avait vu qu’une fois ou deux le ferrailleur italien et sa mort ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle avait seulement eu une pensée pour Sofia, sa rivale historique, qui avait dû être prise de court par cette mort violente : le drame survenait alors même qu’elle avait juré de se venger de son géniteur…
Plus tard dans la nuit, Gaëlle s’était tout à coup demandé si ce meurtre n’avait pas un lien, même indirect, avec l’Homme-Clou et son sillage funeste. Non, absurde . Beaucoup plus sûrement, Montefiori avait fait les frais d’une opération financière crapuleuse en Afrique — un directeur de Coltano avait été tué de la même façon au Congo quelques mois auparavant. Finalement, elle avait décidé de ne plus y penser. Pas mes oignons .
À minuit, Audrey lui avait téléphoné pour avoir des nouvelles. Gaëlle avait répondu que tout allait bien, sans mentionner qu’elle était de sortie. De son côté, Audrey n’avait rien de nouveau — ce qui était en soi une information. Les requêtes d’état civil n’avaient donné aucun résultat. Plusieurs Éric Katz vivaient en France mais ils ne correspondaient pas au signalement du client. Aucun mineur non plus ne répondait aux prénoms des enfants du psy : Hugo et Noah. Quant à l’épouse, aucune recherche n’avait abouti. La conclusion s’imposait : non seulement le thérapeute portait un faux nom mais il s’était sans doute aussi inventé une famille. Qui était sur la photo du bureau ?
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