Le capitaine avait stoppé les moteurs. Une histoire de courant, d’économie de gasoil ou une mesure de discrétion. Toute lumière sur le pont était bannie. Aucun risque d’être repérés. Leur silence glissait donc dans des ténèbres assourdissantes. Le crissement obsédant des grillons avait cédé la place à la cacophonie des crapauds à laquelle s’ajoutaient des gloussements d’eau ou des clapotis furtifs. « Les crocos, ricanait Salvo, ils chassent la nuit. Pas le moment de tomber à l’eau. »
Un autre sujet d’inquiétude revenait maintenant le tarauder : des rumeurs couraient à bord des barges. Un nouveau groupe d’autodéfense tutsi avait franchi la frontière du Sud-Kivu et s’apprêtait à traverser le Lualaba. Le Front de libération du Haut-Katanga, dirigé par un dénommé Esprit des Morts, général autoproclamé, en bonne place parmi les seigneurs de guerre les plus givrés. On murmurait que les pillards s’étaient même installés dans les ruines de Lontano et avaient reçu une importante livraison d’armes. « Si c’est vrai, avait conclu Salvo, le Vintimille ne s’y arrêtera pas. »
Erwan serait fixé demain. Pour l’heure, la cadence était bonne. Ni panne, ni obstacle, ni naufrage. Après le périple en voiture, il était étonné que tout se passe si bien sur le tanker.
Soudain, les voiles de la moustiquaire fixée à l’auvent s’ouvrirent comme un théâtre de guignol. Salvo bondit à l’intérieur de la cabine. Valise sous le bras, yeux injectés de sang, peau luisante de sueur.
— Tu t’arrêtes donc jamais ?
— Ça, c’est l’Afrrricain !
Il attrapa une bouteille d’eau purifiée qu’il siffla d’un trait. Il semblait lessivé, essoré — et bien sûr vidé.
Le bon moment pour le cueillir à chaud :
— Salvo, j’ai une question.
— Je t’écoute, chef.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ta valise ?
— Secret défense, chef.
— On va s’aventurer dans des coins dangereux, je veux savoir avec qui, ou plutôt avec quoi, je voyage.
Maillot Jaune lui lança un regard oblique, comme s’il soupesait la confiance qu’il pouvait ou non lui accorder. Il finit par esquisser un sourire rusé :
— N’aie pas peur, chef, c’est notre assurance voyage ! fit-il en passant sa main sous son tee-shirt.
Il exhiba une clé reliée à une chaîne. Avec des gestes de conspirateur, après avoir balayé des yeux leur environnement immédiat, il déverrouilla les serrures de la valise. Elle était remplie de liasses de dollars, glissés dans des sacs de congélation. Des billets de cent tout neufs, à profusion. Aux côtés de cette fortune, un Iridium, un modèle du même genre que le sien, était calé avec sa batterie et son antenne.
— Y a combien ? demanda Erwan, médusé.
— Trois cent mille.
— Qu’est-ce que tu fous avec cette fortune ?
— Parle moins fort. Je livre, chef.
— À qui ?
— Aux Tutsis.
— Lesquels ?
— Ceux du FLHK.
Erwan mesurait à quel point le Noir l’avait enfumé jusqu’ici.
— Ceux qui sont soi-disant à Lontano ?
— Ils y sont, chef.
— Et ils ont été livrés en armes ?
— Ils ont été livrés.
— Ils vont franchir le fleuve ?
— Ils vont essayer.
— T’es en contact avec eux ?
— Vu ce que je leur apporte, il vaut mieux.
— T’as rendez-vous ?
— Si Dieu nous protège.
Salvo avait raison : cet argent avait valeur d’assurance, mais il constituait aussi une belle source d’emmerdements potentiels.
— Et tu n’es pas armé ?
— C’est l’argent d’Esprit des Morts. Personne y touchera.
Erwan se surprit à hocher la tête : c’était lui qui devait suivre le mouvement.
— Ce fric, c’est quoi au juste ?
— Vaut mieux que tu saches pas, patron.
— Un paiement pour du coltan ?
— Ou de la cassitérite. Ou de l’or. Les Tutsis, ils exploitent déjà plusieurs mines. Ils livrent aux comptoirs de Lubum, je paie.
Après tout, rien à foutre . Erwan s’allongea sur les sacs et carra ses mains derrière sa nuque. Finalement, cette valise était une bonne nouvelle. Avec une telle marchandise, il était certain de passer les derniers barrages et d’atteindre sœur Hildegarde.
Le retour serait sans doute plus compliqué.
Pas de repos pour les braves. Les mines, c’était jour et nuit.
Les hiboux bossaient dur. Les marteaux claquaient, la pierre se brisait, résonnant au fond des galeries, craquant les os de la montagne. Pas moyen de fermer l’œil. Morvan se prenait à regretter ses cauchemars les plus horribles.
Au lieu de ça, il se souvenait, et c’était encore pire.
Clinique Stanley, mars 1971.
— Docteur, ce sont mes hallucinations… Je n’en peux plus…
— Décrivez-les-moi.
— On en a souvent parlé. Je vous ai dit que…
— Recommencez.
Allongé sur la natte, Grégoire déglutit avec difficulté et balbutia :
— Je vois son visage.
— Comment est-il ?
— D’une beauté… ravagée. Les traits sont beaux mais la chair est jaune, ulcérée. La maigreur accentue le relief des pommettes, les trous des orbites.
— C’est tout ? Y a-t-il autre chose qui ternit cette beauté ?
Ces questions l’obligeaient à se concentrer sur elle — à mieux la discerner, au fond de son cerveau.
— Son crâne est tondu. On discerne les coupures du rasoir sur la peau.
— Qui l’a rasée ainsi ?
— Moi.
Les yeux fermés, Morvan commença à respirer avec difficulté. Il songeait au strong and hard punishment , la « peine forte et dure » des pays anglo-saxons, aux XV eet XVI e siècles : on étouffait le condamné sous de lourdes pierres.
— Que voyez-vous d’autre ?
— Docteur, vous le savez bien.
— Répondez.
Les souvenirs écrasaient sa poitrine. Il allait mourir sous ces dalles. Les premières années de son enfance.
— Une croix gammée.
— Où ?
— Sur son front.
— Décrivez-la-moi.
— Je… je ne peux pas.
Le psy conserva le silence. Ni forceps ni péridurale : l’accouchement se ferait dans la douleur. Morvan, vingt-cinq ans, à moitié fou, n’aurait jamais pensé que l’Afrique lui apporterait la moindre aide… psychique. Depuis des années, il souffrait d’hallucinations, de crises de terreur. Le continent noir, qui était lui-même un délire en trois dimensions, s’avérait être aussi un remède…
Il rouvrit les yeux : le ventilateur tournait au plafond, régulier et silencieux. Un luxe au Congo. D’ordinaire, les pales s’activaient dans d’horribles couinements comme si l’air lui-même hurlait à mesure qu’on le coupait en morceaux.
— Avez-vous trouvé l’origine de ces visions ? reprit de Perneke.
— Y a pas de raison. J’en ai toujours, je…
— Mais elles se multiplient depuis que vous êtes ici, à Lontano.
— Pas seulement : depuis que je suis en Afrique.
— Cela n’a donc rien à voir avec votre enquête ? Avec ce tueur qui vous obsède ?
— Non. Je suis sûr que non. Cela a à voir avec… cette terre, ces peuples.
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas.
— Vous y avez réfléchi ?
— Je ne pense qu’à ça…
Hypnotisé par les pales lancinantes, il se sentait mieux. Parler, respirer, parler, respirer… Il s’était extirpé du piège de pierres, s’éloignait du visage, de la croix, des morsures de la tondeuse…
— Vous pensez que ces crises sont dangereuses ?
— Pour mon cerveau, c’est sûr ! essaya-t-il de plaisanter.
Le psy avait quitté sa place. Il était penché sur lui.
— Vous ne gagnerez rien à esquiver. C’est dangereux pour quoi ? Pour qui ?
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