— Elle sait quelque chose sur ce dossier ?
— Je l’ignore mais elle a récupéré le bureau de De Perneke à l’époque, à la clinique Stanley.
— Quand a-t-il quitté Lontano ?
— Je sais plus… En 1971… Il est parti sans prévenir et a tout laissé en place. Peut-être que sœur Hildegarde a trouvé des choses…
Nouveau coup de sirène.
— Grégoire, demanda Erwan dans un souffle, vous l’avez revu après le meurtre de Cathy ?
— Bien sûr.
— Comment était-il ?
— Détruit. Je crois même qu’il a été hospitalisé…
— Où ? À la clinique Stanley ?
— Je sais pas.
— Vous est-il venu à l’esprit qu’il aurait pu tuer Cathy et maquiller le meurtre ?
— Jamais de la vie !
— Vous avez connu Maggie ?
— Non. Qui c’est ?
Nouveau son de trompe. Erwan se retourna : plus de Salvo. Il n’était pas certain de retrouver seul son chemin jusqu’aux barges.
— Docteur, une chose encore : auriez-vous une photo de Cathy ?
Le médecin souffla, manifestant pour la première fois son irritation :
— Dans mon bureau. Y a des cadres accrochés au mur. Les dates sont indiquées. Vous trouverez un portrait de l’équipe du kilomètre 5. La petite brune à côté de moi, c’est Cathy. Emportez-le si vous voulez, j’en ai d’autres.
— Merci, docteur.
Le déjeuner après les funérailles, pas moyen de s’esquiver. Loïc et Sofia rongeaient leur frein alors que l’étrange festin s’éternisait, mêlant effroi, tristesse et retour à la vie : rire et appétit reprenaient leurs droits à peine franchi les grilles du cimetière.
Enfin, vers 16 heures, ils s’étaient partagé le boulot. Sofia fouillait le bureau de son père — elle en connaissait les moindres recoins —, Loïc grattait sur Internet à propos des noms cités par Sabatini : Isidore Kabongo, Trésor Mumbanza, Laurent Bisingye.
Le premier était un pur Luba du Katanga. Il avait commencé au plus bas de l’échelle, dans les mines, puis était monté au plus haut, près de Mobutu, devenant ministre des Mines, des Industries minières et de la Géologie. Un autodidacte qui avait su se rendre indispensable au point de traverser tous les gouvernements. Aujourd’hui qu’il était conseiller auprès de Kabila, rien ne pouvait se décider en matière d’exploitation de gisements sans son accord — connaissait-il l’existence des nouveaux filons ?
Avec Trésor Mumbanza, on passait à la vitesse supérieure. Un autre Luba, plus jeune, plus sanguinaire. Rien sur ses origines ni sa formation. Le militaire apparaît en 1996, durant la première guerre du Congo, quand James Kabarebe, officier rwandais aux ordres de Paul Kagamé, forme l’Alliance des forces démocratiques de libération du Congo (AFDL) pour renverser Mobutu. Plus tard, Mumbanza soutient Laurent-Désiré Kabila quand il se retourne contre les Rwandais et passe colonel. Il rentre au Katanga et y organise les forces armées. Dans les années 2000, il devient général et repousse le conflit qui descend du Kivu au Nord-Katanga. Il organise alors les milices chargées de surveiller les gisements, notamment ceux de Coltano. C’est ainsi qu’il se voit proposer le poste de directeur à la mort de Philippe Sese Nseko. Proposition acceptée. Avait-il tué son prédécesseur pour prendre sa place ?
Mumbanza n’était directement mentionné dans aucun exemple d’exactions — le Katanga n’était ni le Kivu ni l’Ituri — mais ses soldats — des FARDC plus efficaces que la moyenne — n’étaient pas des enfants de chœur. Aucune difficulté pour y trouver des amateurs de scie électrique, cannibales à leurs heures.
Son bras droit notamment qui, fait curieux, était tutsi : le colonel Laurent Bisingye. Avec lui, pas d’ambiguïté : après avoir dirigé des troupes d’une cruauté unique pendant dix ans, il avait vendu ses services au plus offrant, à la fois dans les deux Kivu, l’Ituri, puis au Nord-Katanga où il avait fini sous les ordres de Mumbanza. Le Tutsi était le meilleur candidat pour les meurtres de Nseko et Montefiori. Les portraits que Loïc avait dénichés glaçaient le sang. Visage allongé, barré de scarifications, regard noir jailli des sources les plus sombres de l’âme. Le colonel ressemblait à une pure concrétion d’énergies négatives.
Loïc passa en revue ces trois gueules et eut l’impression de jouer à un Cluedo horrifique. Qui avait tué le Condottiere ? Pourquoi Sabatini les avait-il cités ? Étaient-ils venus en Toscane ? Qui était le prochain de la liste ? Morvan Senior ? Lui-même ? Sofia ?
Il l’entendait fouiller dans la pièce d’à côté et allait la rejoindre quand ses tremblements le reprirent. Couvert de sueur, il passa dans la salle de bains et demeura pétrifié, flageolant sur ses jambes. Ses bras et son torse étaient maintenant pris de vraies convulsions. Un sentiment de dépression, de détresse sans limite était en train de fondre sur lui à la manière d’une citerne de goudron brûlant. Du déjà-vu. Dans ces cas-là, même le suicide lui paraissait trop bon…
— Ça va pas ?
Sofia se tenait sur le seuil de la salle de bains. Il se rendit compte qu’il était en train de se cogner le front sur le miroir comme un cinglé de Sainte-Anne ou de Maison-Blanche. Sans répondre, il fit couler de l’eau froide à jet dru et se passa la tête dessous.
— Tout va bien, fit-il enfin, ruisselant, hagard.
Les tremblements refluèrent. Dans la glace, il ne reconnaissait pas ces traits durs, frémissants, sur lesquels les gouttes glissaient comme sur du marbre. Il devait faire aboutir cette enquête, quels qu’en soient les risques. C’était elle qui le sauverait, lui, le drogué, le lâche… « Un héros, disait son père, c’est celui qui est trop terrifié pour s’enfuir. » Jusqu’à maintenant, Loïc avait toujours eu les couilles de courir.
Il marcha vers Sofia et remarqua qu’elle tenait un agenda.
— Tu l’as trouvé ?
Elle s’approcha et feuilleta devant lui des pages couvertes de signes qui rappelaient ceux du Code de Hammurabi , un des premiers exemples d’écriture cunéiforme, vieux de près de quatre mille ans.
— Toute sa vie, papa a inscrit son emploi du temps avec ces bâtons et ces symboles.
— Tu sais déchiffrer ces… trucs ?
— Pas la peine.
Sofia ouvrit la double page correspondant à la date du mardi : vierge.
— Il n’avait aucun rendez-vous ce jour-là ?
— Il devait plutôt rencontrer des personnes dont il ne voulait pas voir les noms traîner, même écrits dans son sabir. Et il avait prévu large : la journée entière.
— Retour à la case départ ?
— Pas tout à fait.
L’Italienne lui montra la page précédente : un lundi chargé de signes et marqué, en bas de la page de droite, d’un K bizarre.
— Il est temps que je te présente Keno.
Depuis qu’Audrey avait découvert les adresses de deux victimes de l’Homme-Clou dans l’éphéméride d’Éric Katz, elle avait opéré un virage à cent quatre-vingts degrés. Elle qui avait aidé Gaëlle comme on vérifie la chambre d’un enfant qui a fait un cauchemar, venait de comprendre que les mauvaises nouvelles étaient de retour.
Avant de quitter le cabinet, elles avaient vérifié dans les archives de Katz s’il n’existait pas un dossier au nom d’Anne Simoni ou de Ludovic Pernaud. Un classeur pour la femme, rien sur l’homme. Elles avaient cherché d’autres noms. Rien sur Philippe Kriesler, alias Kripo, le véritable tueur de septembre — celui qui avait assisté, enfant, le premier Homme-Clou dans ses crimes et qui s’était révélé être le nouvel assassin, imitant son mentor quarante ans après, à Paris. Rien non plus concernant Jean-Patrick di Greco, Ivo Lartigues, Sébastien Redlich ou Joseph Irisuanga, les premiers suspects de l’enquête qui s’étaient fait greffer les cellules de Thierry Pharabot afin de « devenir » le meurtrier mythique. Finalement, elles avaient emporté leurs précieuses trouvailles et soigneusement refermé la porte du psy.
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