Maintenant, sur fond de crépuscule, on commençait à s’agiter : les enfants criaient, le bétail s’ébrouait, les femmes vaquaient aux tâches domestiques. Seuls les hommes s’accordaient encore une pause au bord de l’eau — de quoi : mystère.
Erwan lui-même se réveillait et comptait ses courbatures. En se redressant sous l’auvent, la première chose qu’il retrouva fut la foule déployée sur les plateformes. La deuxième fut la surface du Lualaba. Les flots changeaient de couleur mais jamais de tons : rouge, ocre, jaune, beige, chocolat… Après le départ, les rives s’étaient écartées comme de grands rideaux verts et le fleuve était devenu aussi vaste, aussi éblouissant que le ciel lui-même. On aurait pu se croire en pleine mer. Mais maintenant, le paysage était encore différent. Ils traversaient des marais à papyrus, sorte de maquis amphibie dont les rives égrenaient des lacis inextricables.
Erwan imaginait les animaux tapis là-dedans, insectes fourmillants, reptiles glissant à travers les souches et les lianes, milliers d’yeux invisibles, immobiles comme des défauts d’écorce, des bourgeons de plante, qui vous observaient.
Soudain, il discerna autre chose : des hommes nus qui se confondaient avec les fûts et les feuillages au point qu’on doutait de les avoir vraiment vus. Reflet ? Effet d’optique ? Il secoua Salvo qui dormait encore et lui montra ces ombres :
— C’est qui ?
Le Banyamulenge mit sa main en visière :
— Des nudistes.
Les spectres regardaient les barges avancer, sans faire le moindre geste.
— C’est-à-dire ?
— Des réfugiés. On leur a tout pris. On a brûlé leur village. Y z’ont nulle part où aller. Y mangent des mouches et boivent à la liane. En attendant de se faire bouffer par une milice quelconque.
Erwan les chercha de nouveau, ils avaient disparu. À ce moment, la lumière changea de nature : vitreuse, frémissante, elle plongea le paysage dans un halo d’aquarium. L’air chaud devint collant. Il leva les yeux et découvrit, à travers la canopée, une cohorte de nuages noirs, prêts à se déchirer en éclairs. Les pluies du soir. En écho, les odeurs se renforçaient comme des lutteurs qui se serrent les coudes avant la bataille. On s’enfonçait dans la fin du jour comme dans un marécage fétide.
À bord, la vie continuait. Les lavandières décrochaient leur linge. Des soldats faisaient rouler des barils sur le pont. On se levait, on criait, on regroupait ses troupes — enfants, chèvres, poules, cochons… Erwan comprit enfin qu’on parvenait à un embarcadère.
— Tuta, confirma Salvo. Premier arrêt.
Les barges longeaient la rive de si près que les joncs bruissaient contre leurs flancs, des racines craquaient sous leur masse. Erwan ne voyait pas ce qui pouvait survivre ici, à part des crocodiles et des serpents. Pas l’ombre d’une case ni d’un village.
Pourtant, au détour d’un éperon d’herbes hautes, une foule apparut, de l’eau jusqu’aux cuisses, sautant, braillant, rigolant. Le comité d’accueil.
Salvo se frotta les jambes pour en chasser l’ankylose :
— T’as encore du fric à perdre, missié le mzungi ?
— T’as quelque chose à me vendre ?
— Toujours la même came : un témoin.
— Arrête de te foutre de ma gueule.
— Je déconne pas. Y a un muganga à Tuta. Un docteur, quoi. Il a longtemps travaillé à Lontano. Le kilomètre 5, chef ! C’était très connu à l’époque !
Le dispensaire de Catherine Fontana. Un nouveau coup de chance.
Les manœuvres de mouillage avaient commencé. Le moteur grondait. Les hélices tournaient dans un sens puis dans l’autre, provoquant des vagues déchaînées de tourbe et de vase. Sur le pont, personne n’avait la patience d’attendre. On sautait à l’eau, au risque d’être écrasé par les barges ou empalé par les racines, on se jetait dans les pirogues qui s’étaient glissées parmi les jacinthes d’eau.
— Il va vraiment s’arrêter ?
— Un peu plus loin, y a l’embarcadère.
Salvo serrait contre lui sa valise, l’air concentré. Bouillons de fumée. Craquements horribles. Enfin, un amas de planches se profila.
— Combien de temps on va rester ?
— J’t’ai déjà dit : pas plus d’une heure. Le capitaine y fait viser sa feuille de route et on repart.
— Où est ton toubib ?
— Où est ta monnaie ?
Erwan plongea la main dans son sac à dos, attrapa son 9 mm et l’enfonça dans les côtes de Salvo, sans chercher à dissimuler son geste.
— J’t’avais dit de pas sortir ton arme !
— Tu m’avais dit aussi de pas perdre mon sang-froid. Si tu continues tes conneries, je risque de vraiment m’énerver. On va voir ton gars. Selon le résultat, je paierai ou non.
Le Black éclata de rire :
— On y va, tonton. Derrière les arbres, à cinq cents mètres, c’est Tuta. Y a un dispensaire dirigé par le docteur Fuamba. Il a commencé sa carrière à Lontano, dans les années 70.
Soudain, le capitaine enclencha la marche arrière, faisant chuter plusieurs centaines de passagers comme dans une ola inversée. Erwan s’accrocha en attendant la fin de la manœuvre, observant les hommes agglutinés sur la rive dans un tourbillon de mouches. À peine mieux lotis que les nudistes. Torse nu, jambes couvertes de boue, ils agitaient les bras, en direction des passagers, des manutentionnaires, et surtout à son attention : un Blanc sur la barge, ça promettait des revenus inhabituels.
— Let’s go ! cria Salvo, soudain bilingue.
Ils plongèrent dans la mêlée, Salvo jouant encore de la trique contre la vague de ceux qui voulaient monter. Derrière lui, Erwan s’agrippait à son épaule, sans voir où il mettait les pieds. Il se retrouva, arc-bouté contre son guide, sur la terre ferme — en réalité, un marécage écarlate — avant de se glisser dans le dédale des chenaux qui ressemblaient à d’immenses vaisseaux sanguins. Tout le monde y barbotait, se croisant, se poussant le long des parois d’herbes souples.
C’était à hurler de beauté. Les boubous des femmes, leur peau noire ruisselante, le vert frémissant de la végétation… En même temps, des détails trahissaient la débâcle. Les visages surtout portaient le sceau de la guerre — les femmes, avec leur ballot sur la tête, leur bébé dans le dos, leurs sacs de toile à la main, exprimaient une tragédie sans issue.
— On va bientôt être au sec, prévint Salvo. C’est à cinq minutes.
Erwan regarda sa montre : dix minutes étaient déjà passées. Il fit ses comptes : quinze pour le retour, trente pour interroger le médecin. Il allait effectuer le PV d’audition le plus rapide de sa carrière.
Le dispensaire du docteur Fuamba était déjà assiégé par une foule d’hommes et de femmes qui braillaient, se bousculaient, frappaient à la porte, s’accrochaient aux fenêtres. Totalement inaccessible.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Y veulent des médicaments avant de repartir.
— On fout le camp : on n’aura jamais le temps de l’interroger.
— Sauf si tu me donnes cent dollars.
Une leçon pour le Blanc : on ne joue pas avec l’Afrique. Il donna les billets. Salvo, toujours sa valise sous le bras, siffla entre ses doigts. Les infirmiers qui jouaient au service d’ordre leur défrichèrent le passage. En quelques secondes, ils étaient dans la place.
L’intérieur ressemblait à l’extérieur : mêmes murs de ciment rongés par les lichens et les mousses, même terre battue au sol tirant sur la gadoue, même odeur de vase. Coup de chance, Anatole Fuamba était du genre vif et nerveux. Il comprit tout de suite ce qui amenait le mzungu et n’essaya pas d’en profiter pour obtenir du fric. En revanche, il s’adressa d’abord à Salvo en swahili.
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