— Je fouille le bureau. Va voir ce qu’il y a à côté, ordonna Audrey.
Gaëlle n’avait jamais pénétré dans l’autre pièce — simple réduit où Katz rangeait ses archives ou chambre où il pouvait faire la sieste. La première option était la bonne : un cagibi de deux mètres sur trois, tapissé d’étagères et de dossiers rangés par ordre alphabétique. Katz semblait avoir des centaines de patients. Tous des pigeons ?
Ne sachant pas trop quoi chercher, elle se mit en quête de son propre dossier. Elle éprouvait un malaise à l’idée de plonger dans les notes du psy, redoutant que le diagnostic de Katz — même imposteur, même sans la moindre légitimité — soit plus grave que prévu…
— Viens voir ! appela Audrey, de l’autre côté du mur.
Assise derrière le bureau verni, la fliquette tenait un classeur ouvert dont les feuilles plastifiées abritaient des coupures de presse. Gaëlle comprit au premier coup d’œil. Articles et photos détaillaient l’affaire de l’Homme-Clou 2012. Wissa Sawiris, Anne Simoni, Ludovic Pernaud… Audrey faisait claquer les pages, leurs pensées défilaient au même rythme.
Un nouvel adorateur du tueur fétichiste. Un cinglé qui vénérait le meurtrier et s’intéressait à la sœur de son chasseur…
— On vient de rejoindre mon domaine de compétence, chuchota la fliquette avec satisfaction.
Gaëlle ne répondit pas : ses pensées se brisaient contre un mur de stupeur. Audrey poursuivit sa fouille, soulevant le sous-main en cuir, passant en revue les dossiers empilés, lisant les Post-it disséminés. Finalement, elle feuilleta les pages du bloc éphéméride qui occupait un coin du bureau.
— Merde.
Gaëlle leva les yeux alors que l’autre détachait avec précaution deux feuilles de l’agenda, l’une datée de juillet, l’autre d’août. Elles portaient chacune une adresse, sans nom ni autre indication.
— Les coordonnées d’Anne Simoni et de Ludovic Pernaud, commenta Audrey.
Gaëlle encaissa cette nouvelle surprise : plusieurs semaines avant les meurtres, Éric Katz avait noté sur son agenda les adresses de deux des victimes de l’Homme-Clou. Comment connaissait-il Simoni et Pernaud ? Était-il le complice du tueur ? Ou carrément le véritable assassin ?
« C’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses », disait toujours son père. En d’autres termes, il fallait attendre quelques mois pour être certain qu’une affaire était réellement sortie — c’est-à-dire bouclée. La découverte du jour lui donnait raison car à l’évidence, l’affaire de l’Homme-Clou n’était pas terminée — Éric Katz était lié au massacre de septembre et n’avait jamais été inquiété.
Ils avaient levé le camp à quatre heures du matin et repris aussitôt la route, la peur au ventre — les porteurs prétendaient avoir perçu des craquements suspects toute la nuit, certains avaient encore disparu. Morvan, malgré sa gueule de bois, avait imposé une cadence rapide. Les porteurs ployaient sous leurs charges, les soldats faisaient claquer leurs bottes de jardinier, Michel titubait, couvert de frusques empruntées à tous, et grelottait toujours.
Grégoire avançait au jugé. Sa carte multipliait les imprécisions, les indications des géologues laissaient à désirer et lui-même était le topographe de zones vierges — brousse sans repères ni habitations, alternance sans fin de marigots rouges et de collines verdoyantes. Plus question de réfléchir à quoi que ce soit, ni à Montefiori, ni aux Maï-Maï, ni aux surprises qui les attendaient sur le site d’exploitation. Il avait même remisé son fils et son enquête au placard. Un pas devant l’autre, ployant sous des ciels bibliques, à encaisser cette bichromie qui rendait fou : du vert, du rouge, du vert, du rouge…
À midi, toujours pas découvert l’ombre d’une mine. À 15 heures, il était certain de s’être trompé. À 16 heures, alors qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin, une rumeur qu’il aurait reconnue entre mille : bruits de marteaux contre la roche, brouhaha des voix, ronronnement des blocs générateurs…
Nouvelle colline, puis une vallée si humide qu’on aurait dit un lac. Tous accélérèrent — le sprint de l’arrivée, la vie sauve. Ils plongèrent à nouveau dans des bois serrés, marchant la tête en l’air, dans l’espoir d’apercevoir, entre les cimes, les murailles rouges des gisements.
Ils durent se contenter d’un premier barrage militaire. Les filons étaient taxés de multiples façons et, un ou deux kilomètres avant la zone d’extraction, le racket commençait. Une chaise, une ficelle, et par ici la monnaie. Le gouvernement réclamait son impôt à la source. Le Comité national des routes ou l’administration des Eaux et Forêts voulait sa part. Le préfet de la région prélevait sa dîme…
Les « douaniers » tordirent le nez lorsqu’ils découvrirent la carrure de Morvan et sa tignasse crépue de nègre blanc. Personne ici ne l’avait jamais vu mais tout le monde l’attendait. Malgré sa fièvre, Michel courut devant pour prévenir tout conflit. Le mzungu arrivait chez lui fusil au poing, et mieux valait ne pas l’énerver.
Deuxième barrage. Cette fois, on leur offrit du thé, du singe et du manioc. On allait et venait autour d’eux. Des creuseurs regagnaient leur village. D’autres au contraire arrivaient. L’agitation épuisée des bouts du monde, une faune de pionniers, de têtes brûlées, de miséreux pour qui c’est ça ou mourir.
Morvan ne s’attarda pas. Il soufflerait au pied de ses mines, en admirant enfin sa dernière œuvre. La cadence des marteaux devenait un battement sourd, une palpitation enfouie sous la canopée. Au bord du chemin, sous les parasols, des vendeurs proposaient des cartes téléphoniques, des tongs taillées dans des pneus, des piles bâtons…
Coup d’œil à Michel : ils partageaient la même excitation, le même vertige aussi. Après ces kilomètres sans croiser la moindre âme humaine, ces heures passées dans le jus des origines, retrouver d’un coup cette fourmilière procurait un choc. Surtout, Morvan mesurait, rien qu’à l’affluence, que l’exploitation avait bel et bien commencé. Souza, le maître des lieux, et Cross, le chef des armées, avaient posé les fondations du royaume.
Ils marchaient maintenant sous des hautes voûtes grises et vertes, leurs pieds froissant un tapis de feuilles mortes. Le décor avait ici une douceur, une solennité poignantes. Soudain, il aperçut quelque chose qui ne lui plut pas du tout : des cadavres sur le dos, sans tête, ni pieds, ni mains. Le dessus des cuisses avait été tranché net : deux kilos de viande bien tendre. On voyait les os au fond de la chair.
— C’est quoi ce bordel ?
— Je f’rai mon enquête.
— Pas de ça chez moi.
Tout le monde savait que les cuisses étaient les meilleurs morceaux. Comment étaient morts ces gars ? Le cannibalisme ici n’était ni une manière de survivre ni un rite animiste. Simplement une habitude…
Ils croisèrent les premiers mineurs sortant des tunnels. Torse nu, uniformément rouges, ils portaient seulement une lampe frontale (en réalité une torche fixée sur le crâne avec une sangle), un burin et un marteau. La latérite leur était passée dans le blanc des yeux. Ils avaient l’air complètement défoncés. Morvan avait interdit l’alcool et le chanvre mais ces gars étaient drogués aux ténèbres et au coltan. Dire qu’ils faisaient corps avec la terre était un pléonasme : ils étaient la terre.
Il donna des ordres. Décharger le matériel, surveiller les armes. En réalité, il voulait affronter sa montagne en solitaire. Il sortit du bois et engloba d’un regard la pente pourpre criblée de puits — chaque cavité était gardée par un homme à Kalach. Un monde de troglodytes. Ça grouillait dans les trous, sur les coteaux, au pied du massif. Des ouvriers, sac à l’épaule, dévalaient les marches taillées dans la roche, d’autres montaient, à quatre pattes, s’accrochant aux arbrisseaux qui faisaient office de rampes. Le tout noyé de poussière écarlate. Rien qu’en regardant ce tableau, les yeux vous piquaient, la gorge vous brûlait. Après l’overdose d’humidité, un autre âge commençait : celui de la roche et de l’aridité.
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