Audrey semblait atterrée : comment un tel personnage avait-il pu échapper à son groupe d’enquête en septembre ? Ils avaient retourné l’existence d’Anne Simoni dans les moindres détails et n’avaient jamais soupçonné l’existence de cette thérapie. Le dossier n’avait rien révélé de spécial — Anne Simoni, ex-braqueuse, ex-taularde, protégée par Morvan Senior, avait commencé une analyse en février dernier, non pas pour surmonter ses goûts pervers (elle était une adepte du fétichisme médical) mais au contraire pour les assumer pleinement. À l’évidence, ses penchants exotiques trouvaient leurs racines dans un passé de traumatismes qu’elle avait beaucoup de mal non seulement à exprimer mais à identifier.
Fait étrange : selon ses notes, le psy ne l’avait jamais interrogée sur le premier Homme-Clou — l’enquête policière avait révélé qu’elle vouait un culte au tueur africain. Or, le lien entre Éric Katz et les deux Hommes-Clous (celui de 1970 et celui de septembre dernier) était désormais patent. Le psy avait-il attiré Anne Simoni dans un piège ? Dans quelles conditions avait-il commencé cette thérapie (pas un mot dans ses notes à ce sujet) ? Comment connaissait-il l’adresse de Ludovic Pernaud ?
Audrey avait opté pour le principe de précaution maximal : interdiction de sortir pour Gaëlle jusqu’à nouvel ordre. Pendant ce temps-là, la fliquette reverrait sa copie. Il y avait désormais beaucoup mieux à trouver qu’une inculpation pour escroquerie et pratique illégale de la médecine au sujet de Katz.
Gaëlle sentait qu’en dépit de son sang-froid affiché, Audrey était paniquée. Erwan absent, elle se retrouvait seule, confrontée à un stupéfiant retour de manivelle. Attendre son retour ? Avancer en douce ? Informer sa hiérarchie ? Impossible : elle avait obtenu ces informations de manière illégale, en cambriolant le cabinet de Katz.
Pour l’heure, elle avait promis un débriefing en fin de journée. Tout l’après-midi, Gaëlle avait ruminé les quelques fragments de l’énigme qu’elle possédait. Elle avait essayé de les assembler, sans résultat — trop de vide entre les éléments.
À 18 heures, aucune nouvelle d’Audrey. Gaëlle rejoignit ses deux molosses, toujours coincés dans le vestibule. Karl jouait à Candy Crush . Ortiz, beaucoup plus original, lisait La Gare de Finlande d’Edmund Wilson, et dans le texte s’il vous plaît.
— Café ?
Les deux hommes levèrent les yeux. Pas réellement une proposition : elle les avait déjà enjambés (ils étaient assis par terre) pour accéder à sa cafetière italienne. Elle s’affaira quelques minutes, sentant leurs regards interloqués posés sur elle. Quand elle revint avec son plateau, elle proposa :
— Venez dans ma chambre.
Les deux mercenaires s’agitèrent, mal à l’aise. Le grand retour de Gaëlle « couche-toi là » ? Ou au contraire café empoisonné ? Karl et Ortiz attendirent que la jeune femme ait pris le sien et parurent légèrement se détendre.
— Qu’est-ce que vous foutez ce soir ?
Les soldats échangèrent un coup d’œil — si c’était une blague, elle n’était pas drôle. Gaëlle avait appris à les connaître : malgré leur métier (et le sang qu’ils avaient sur les mains), pas des mauvais bougres. Il était même troublant de comparer leur gentillesse, presque leur naïveté, aux actes violents qu’ils avaient dû commettre dans d’obscurs pays d’Afrique ou du Moyen-Orient.
— Je vais vous dire ce qu’on va faire, dit-elle en posant bruyamment sa tasse sur la table basse, on va sortir tous les trois.
— Mais…
— Je dois vous rappeler votre boulot ?
— Audrey nous a dit…
— C’est Audrey qui vous paie ? C’est mon père et il vous a ordonné de me suivre. Andiamo ! (Elle regarda sa montre.) On va commencer par la rue Nicolo.
Pour les hommes de pouvoir tels que le Condottiere, la maîtresse de l’ombre était une figure obligée, un nécessaire rouage du mécanisme — sauf pour Morvan, mais lui, c’était une autre histoire… Dans la voiture, Sofia ne lui avait lâché que quelques mots sur cette femme mystérieuse qu’il était interdit d’évoquer. Le secret le mieux gardé du clan Montefiori : la preuve, Loïc n’en avait jamais entendu parler auparavant.
Keno, alias Andrea Buscemi, était la véritable femme de Montefiori. Elle n’était ni une secrétaire que le patron avait sautée ni une poule qu’il entretenait en douce. Journaliste reconnue du Corriere della Sera , elle avait couvert de nombreux conflits, notamment au Moyen-Orient, et demeurait, aujourd’hui encore, une plume qui comptait. Elle ne s’était jamais mariée, n’avait pas eu d’enfants — sans qu’on puisse penser pour autant qu’elle avait attendu le Condottiere toute sa vie.
Sofia l’évoquait avec réticence. Non pas par égard pour sa mère — c’était plutôt l’idée que Montefiori ait pu partager sa vie avec la comtesse qui la choquait — mais avec regret, comme un rendez-vous manqué, un chemin que son père n’avait pas su prendre.
Elle s’était garée près de la Piazza della Repubblica, dans le quartier Santa Maria Novella, puis ils avaient marché Via degli Strozzi et, prenant sur la droite, s’étaient perdus dans un dédale de ruelles. Plus question de chaleur ce soir : la nuit tombait, couvrant la ville d’un froid minéral. Loïc se sentait mal à l’aise auprès de Sofia. Ils progressaient en silence dans ces siècles de pierre comme ils l’avaient si souvent fait, mais un mur de rancœur les séparait. Deux mois auparavant, l’Italienne le faisait chanter et lui l’aurait défenestrée avec joie. Que foutaient-ils ensemble, nom de dieu ?
— C’est là.
Elle composa le code sans hésitation.
— Tu… tu la connais bien ? demanda-t-il alors qu’ils montaient l’escalier.
Sofia ne répondit pas : elle gravissait les marches mal équarries d’un pas prudent, le visage perdu dans l’ombre. Au centre de la cage, de vieilles lanternes projetaient sur les murs des éclats en forme de losanges et d’étoiles.
Devant la porte, elle rajusta son manteau et son sac, comme si elle se présentait pour un job ou au proviseur de l’école de ses enfants. Loïc l’observait du coin de l’œil : mélange de madone italienne et de statue asiatique, syncrétisme qui rappelait les sculptures gréco-bouddhistes du Gandhara. Il ne l’avait jamais vue dans un tel état de trac.
— Tu la connais ou non ? répéta-t-il avec agacement.
Elle sonna puis eut ce sourire hautain, envoûtant, qui rappelait d’un coup ses origines nobles :
— C’est ma marraine.
Il n’eut pas le temps de poser d’autres questions, la porte s’ouvrait déjà.
— Sofia ? Mia cara…
Loïc pénétra dans le vestibule où les deux femmes étaient enlacées dans une joie et une émotion communes. Alors que personne ne faisait attention à lui, il contempla Andrea : la soixantaine, petite, mince, visage en longueur, à la Modigliani. Grands yeux ovales, nez fin, bouche bien dessinée, exprimant une douceur passionnée, presque féroce : ces traits d’icône étaient encadrés par une coupe au carré, d’un gris de nacre. La séduction de Keno avait sans doute demandé des décennies pour se révéler, s’affirmer. Malgré les rides, la sécheresse de la peau, le dessin était là, gracile et sûr, tracé à la mine de plomb.
Sofia présenta son compagnon. Instantanément, la femme s’adressa en lui en français, avec un accent rauque qui lui colla la chair de poule :
— Loïc… (Elle lui caressa les cheveux avec naturel.) Mon petit Loïc… Giovanni m’a souvent parlé de vous.
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